Découvrir
Éditorial
En 1985, au moment de la sortie sur les écrans du film Shoah, Simone de Beauvoir s’exprimait ainsi : « Nous avons lu après la guerre des quantités de témoignages sur les ghettos, sur les camps d’extermination ; nous étions bouleversés. Mais en voyant aujourd’hui l’extraordinaire film de Claude Lanzmann, nous nous apercevons que nous n’avons rien su. Malgré toutes nos connaissances, l’affreuse expérience restait à distance de nous. » Cette analyse, publiée dans Le Monde peu après, livre sans doute l’une des clefs de la place particulière de la mémoire du génocide des Juifs en France : assurément, il n’y eut pas de « grand silence », mais les paroles et les écrits des victimes demeuraient inaudibles. C’est sans doute pourquoi l’historiographie a insisté, jusqu’à une date récente, et non sans raison, sur les difficultés de la société française à faire une place à l’expérience spécifique de la Shoah.
Ce nouveau dossier d’Archives juives, magistralement coordonné par l’historien Simon Perego, renouvelle la perspective en démontrant comment se sont élaborées en France, au lendemain du conflit mondial et parfois même avant la fin de celui-ci, non pas une, mais plusieurs mémoires de la Shoah. Les réponses apportées par les Juifs de France à l’expérience du génocide furent en effet particulièrement diversifiées, qu’il s’agisse de la mobilisation de la mémoire de la Shoah par les organisations antiracistes, des yizkhor bukh rédigés par les Juifs yiddishophones d’Europe orientale, des œuvres littéraires d’Elie Wiesel ou d’André Schwarz-Bart ou encore du travail mémoriel effectué par le militant communiste David Diamant. En contrepoint aux articles de recherche, le récit d’Henri Ostrowiecki suggère avec délicatesse à quel point l’empreinte du traumatisme fut indélébile sur la vie et l’imaginaire des victimes de la Shoah. Qu’il soit ici remercié pour son témoignage. Nul doute que le dossier « Première(s) mémoire(s) de la Shoah » viendra nourrir un terrain de recherche qui ne cesse de montrer sa fécondité.
Nos lecteurs fidèles retrouveront par ailleurs les rubriques habituelles : un article de mélanges analysant, à travers l’exemple des rafles de l’été 1942 en Auvergne, le rôle des agents de l’administration locale dans la mise en œuvre de la politique antisémite de Vichy ; mais aussi, faisant directement écho au dossier, une riche notice biographique consacrée à l’historien de la persécution Michel Borwicz ; sans oublier la rubrique « Lectures ».
Enfin, dans la rubrique « Archives », la présentation par Catherine Nicault d’une lettre au Maréchal Pétain, de Germaine Lévi-Provençal, sœur du célèbre orientaliste, nous rappelle que la politique d’exclusion des Juifs du régime de Vichy fut également menée au Maghreb français.
V.Assan et H.Knörzer
Sommaire
Dossier : Première(s) mémoire(s) : les Juifs de France et la Shoah, de la Libération à la guerre des Six Jours
Introduction par Simon Perego
Dans les années 1980 et 1990, les recherches se rattachant à ce que l’on peut appeler la première historiographie de la mémoire de la Shoah ont majoritairement considéré que, dans la France de l’après-guerre, le sort subi par les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n’avait guère attiré l’attention des contemporains. Tant les autorités publiques et les élites politiques, culturelles et intellectuelles que l’opinion auraient alors manifesté une incapacité ou une réticence à saisir et à reconnaître la spécificité du génocide des Juifs, dans un contexte particulier d’élaboration d’une « mémoire patriotique » œuvrant à la restauration de l’honneur national et à l’instauration d’un climat « résistancialiste ». Toujours selon ces premiers travaux, ce n’est qu’à partir des années 1970 et 1980 qu’aurait commencé à se fissurer ce que Johann Michel appelle un « régime mémoriel d’unité nationale » et que la Shoah se serait imposée dans l’espace public, notamment au détour d’intenses questionnements et controverses sur le régime de Vichy et sa participation à la persécution et à la déportation des Juifs de France. Cette analyse – en termes d’oubli, de refoulement, de silence ou d’occultation – de la situation mémorielle au cours des deux ou trois premières décennies de l’après-guerre français convergeait alors avec des travaux menés sur d’autres cas nationaux, comme les pays anglo-saxons pour ne citer qu’un exemple.
Dans le même temps et en lien avec ces conclusions, on a longtemps considéré que la plupart des Juifs avaient eux-mêmes joué un rôle, individuellement et collectivement, dans la construction de ce « temps du silence ». Pour ne citer qu’une formulation de cette idée communément admise pendant longtemps, Doris Bensimon a par exemple écrit à la fin des années 1980 que, « dans l’immédiat après-guerre, la grande majorité des Juifs préfèrent le silence ». Cette attitude a parfois été présentée comme une sorte de mécanisme de protection. Annie Kriegel s’est ainsi demandé « si, dans les périodes tragiques de l’histoire juive ou plutôt leurs lendemains, l’amnésie n’a pas été la méthode thérapeutique salvatrice qui permit la survie des personnes en attendant que se reconstruisent les défenses communautaires ». Mais le consentement des Juifs au silence ambiant a surtout été expliqué par leur volonté de retrouver une place au sein de la nation française, après quatre années d’exclusion, quitte à mettre entre parenthèses la particularité de leur sort et à ne pas insister sur les responsabilités incombant à l’État français dans leurs souffrances. Preuve de sa prégnance, l’idée a, entre autres occurrences, été formulée encore récemment : « après avoir enduré une demi-décennie d’intense persécution, la communauté juive n’était pas pressée de s’appesantir sur les horreurs des années de guerre. Comme le reste de la population en France, les Juifs désiraient un “retour à la normale” et espéraient “réintégrer la communauté nationale” », a ainsi affirmé Alise Hansen en 2014 dans une étude sur les identités et les mémoires de la Cité de la Muette à Drancy…
/ Summary not yet available
« Je pense avoir fait mon devoir comme militant ». David Diamant et le Centre de documentation auprès de l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), 1945-1956, par Zoé Grumberg
Voir résumé en anglais.
/ “I think I’ve done my duty as an activist.” David Diamant and the Centre de documentation of the Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), 1945–1956
Although the David Diamant archives have often been used by researchers who have found within them a variety of documents on various themes and from different time periods—notably the world of Jewish immigrants in France, the Second World War, and the Holocaust—Diamant and his work have never been the subject of an in-depth study. Such a study is well merited given Diamant’s work as the director of the Centre de documentation of the l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide (UJRE) (Jewish Union for Resistance and Mutual Aid), an organization close to the French Communist party. A self-taught historian, David Diamant contributed in a multitude of ways (collecting archives, photos, and testimonies, producing brochures and exhibits, and publishing books) to the beginnings of public memory of the Holocaust in France.
« Comme les Juifs sous l’Occupation ». La mémoire de la Shoah dans la lutte antiraciste en France, 1944-1967, par Johannes Heuman
Voir résumé en anglais.
/ “Like the Jews under the Occupation.” Memory of the Holocaust and the struggle against racism in France, 1944–1967
This article analyzes the memory of the Holocaust in post-war antiracist movements, notably the Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP) (Movement Against Racism, Anti-Semitism and for Peace) and the Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICA, today the LICRA) (International League against Racism and Anti-Semitism). Jews’ experiences of the Occupation were generally more visible in the discourse of the MRAP than in that of the LICA, which emphasized the universal aspect of Nazi crimes. In general, a fear of fascism returning was the main motivator in this early activation of memory of the Holocaust. However, the two organizations also used this memory as a reference to protest against discriminations suffered by Arabs (MRAP), as well as antisemitism in Eastern Europe and the Arab world (LICA).
Entre histoire et mémoire. Les publications des landsmanshaftn juives polonaises dans la France d’après-guerre, par Audrey Kichelewski
Voir résumé en anglais.
/ Between history and memory. The publications of Polish-Jewish landsmanshaftn societies in post-war France
Until the 1960s, landsmanshaftn societies included more than 10,000 families in Paris alone, or three-quarters of Yiddish-speaking Jews. Composed mainly of Holocaust survivors, these societies gradually shifted from providing social services to serving as social spaces in which survivors could gather and share their memories of their traumatic experiences. They encouraged the publication of various memorial writings—from memorial books (yizker bikher) to historical essays and, sometimes, literary testimonies. This article analyzes all known publications from these landsmanshaftn societies between 1946 and the 1960s. Their distinctive features—such as the importance of war experiences in France, single-author-publications, or the emergence in Paris of the memorial book literary model—reflect the particularities of the Yiddish-speaking Holocaust survivors’ community living in France, compared to their brethren—and interlocutors—in America or in Israel.
Conscience historique et mémorielle du génocide. Jules Isaac et Jésus et Israël, rescapés de la Shoah (1940-1948), par Nina Valbousquet
Voir résumé en anglais.
/ Historical and memorial awareness of the genocide: Jules Isaac and Jesus and Israel, survivors of the Holocaust (1940–1948)
Published in 1948, Jesus and Israel is Jules Isaac’s first book devoted to the Christian roots of antisemitism. Often interpreted through the retrospective prism of Jewish-Christian dialogue and the Second Vatican Council, this article instead links the book to its starting point: the Holocaust. A work of history, Jesus and Israel is also the work of a survivor and a witness to persecution. Isaac’s scientific and commemorative approach is an early example of a link between historical consciousness and memory of the Holocaust. Punctuated with analogies to Auschwitz, the book provoked a debate about the persistence of antisemitism in France, proving that the immediate post-war period was far from being silent in regard to genocide.
Un judaïsme christianisé ? La religion dans La Nuit d’Elie Wiesel et Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, par Philip Nord
Voir résumé en anglais.
/ A Christianized Judaism? Religion in Elie Wiesel’s Night and André Schwarz-Bart’s The Last of the Just
There were readers, both Jewish and Christian, who read Wiesel’s Night and Schwarz-Bart’s The Last of the Just when they first appeared as texts that Christianized the Holocaust. That François Mauriac prefaced Night and Paul Flamand’s Le Seuil published The Last of the Just would seem to provide evidence for this line of interpretation. I argue instead that the two books were works of dialogue, designed to challenge the Christian conscience even as they enabled a distinct (and religious or religiously-inflected) Jewish voice to be heard.
La rafle du Vel’ d’Hiv’, et après, par Henri Ostrowiecki
Voir résumé en anglais.
/ The Vel’ d’Hiv Roundup, and afterwards
In this text, I gather memories and impressions that have marked my life as an orphan—my arrest with my mother, the murder of my parents, the immediate post-war period—that have lasted several decades. As it is easy to imagine, this situation has monopolized my life, has diffused itself in all the pores of my skin, to the point of percolating the air that I breathe. It has become my new identity.
Mélanges
L’administration locale et les rafles de l’été 1942 en zone sud. Le cas de l’Auvergne, par Gilles Charreyron
Voir résumé en anglais.
/ Local administration and the Roundups of the summer of 1942 in Vichy France. The case of Auvergne
This study analyzes how, on an everyday basis, a local administration applied the anti-Semitic public policy of the Vichy government. The deportation of the Jews from France was the result of the cumulative effect of these small gestures of cooperation, behaviors that, taken altogether, comprised a coherent policy. Each administrative agent, guided by their habits, played a role, perhaps—except for the most fanatical—without enthusiasm, but nonetheless conscientiously, thus contributing to the effectiveness of this anti-Semitic public policy.
Archives
Les Lévi-Provençal et le statut d’octobre 1940, document présenté par Catherine Nicault
Dictionnaire
- Michel Borwicz, homme de lettres, résistant et historien de la persécution et du témoignage (Tarnów, 11 octobre 1911 – Nice, 31 août 1987)
- Lecture par Lisa Moses Leff