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Éditorial
Notre revue a toujours fait une place au thème des persécutions antijuives durant la Seconde Guerre mondiale, mais il est plus rare qu’elle lui consacre un dossier entier. Question de choix : ce « passé qui ne passe pas » est si présent dans le champ de la recherche historique et de l’édition, dans les médias et pour finir dans nos consciences que nous préférons en général explorer des territoires moins fréquentés de l’histoire des Juifs de France.
Mais lorsque l’historien Laurent Joly nous a proposé ce dossier sur « La dénonciation des Juifs sous l’Occupation », il n’a eu aucun mal à nous convaincre. D’abord parce que nous aurions ainsi le plaisir de travailler derechef avec ce jeune historien qui a déjà coordonné pour nous un dossier mémorable sur « Les évictions professionnelles sous Vichy » (n° 41/1, 1er semestre 2008) – le seul à avoir porté jusqu’à présent exclusivement sur les années 1940-1944. Ensuite parce que le projet nous offrait la possibilité de revisiter, sous la conduite du meilleur des guides pour la France, l’image très glauque d’une France des années noires grouillant de délateurs telle que tracée au début des années 1980 par André Halimi dans un livre remarqué ; une image d’autant plus convaincante, à l’époque, qu’elle concordait avec celle d’une France ardemment collaboratrice, laissée par Le Chagrin et la pitié de Max Ophuls, sorti quelques années plus tôt sur les écrans. Depuis quelques années en effet, des historiens ont beaucoup travaillé sur ce phénomène qu’est la délation, qu’elle soit antijuive ou non, le décortiquant mais aussi le relativisant. L’essor de l’histoire « par en bas » et l’intérêt pour les comportements sociaux pendant la guerre les y invitaient, et, au fond, cette approche est le contrepoids, déplaisant mais nécessaire, des efforts déployés par ailleurs pour étudier les actes altruistes des « Justes » et, en général, les gestes de sauvetage développés au sein de la société civile qui ont contribué à rendre possible la survie des deux tiers des Juifs de France.
Dans un registre amer mais aussi parfois cocasse, ce dossier construit donc la délation en objet d’histoire, car le phénomène, certes universel, dépend étroitement pour son intensité, ses formes et ses modalités des circonstances et des contextes sociaux. Qui dénonce les Juifs dans la France occupée et auprès de quelles instances ? À quelles motivations obéissent ces tristes « corbeaux », dont bon nombre, contrairement à une idée préconçue, n’hésitent pas à agir à visage découvert ? Sont-ils toujours écouté ou lu, quels dégâts ont-ils causés et ont-ils été poursuivis après la guerre ? La délation, enfin, sévit-elle partout au même point en Europe occupée ? Sur toutes ces questions, le dossier réserve bien des surprises au lecteur.
Quant aux « Mélanges », ils font la part belle aux femmes cette fois-ci, plus précisément aux enseignantes, puisqu’on y trouvera une analyse fouillée du rapport à la judéité de Mathilde Salomon, pionnière de l’enseignement féminin laïque, et un portrait socio-historique des institutrices et des directrices des écoles de l’Alliance israélite universelle en Palestine. Le numéro se termine enfin, comme d’habitude, sur un panel varié de biographies et de « Lectures ».
C.Nicault
Sommaire
Dossier : La dénonciation des Juifs sous l’Occupation
Introduction par Laurent Joly
Qu’il y a-t-il de pire qu’un délateur de Juifs sous l’Occupation ? Dans l’ouvrage qu’il a consacré à Lucien Combelle (1913-1995), Pierre Assouline assume le passé collaborationniste de son ami. Combelle, un pronazi, certes, mais sans « saleté », ni « dénonciation ». La « ligne de partage », celle au-delà de laquelle « il y a des gens indignes d’être sollicités, questionnés, remerciés », Assouline la situe au niveau d’un Robert-Jullien Courtine qui, vers 1943, publiait dans Au Pilori des « échos dénonçant des Juifs parisiens ayant échappé aux rafles. Avec noms et adresses. À vomir. »
La délation des Juifs occupe une place centrale dans l’imaginaire lié à la France des années noires, au point que l’on réduit souvent le phénomène dénonciateur à sa seule dimension antisémite. Il est vrai que la multiplicité des interdictions visant les Juifs, la politique de traque à partir de 1942 et le caractère massif des situations de clandestinité ou de semi-clandestinité ainsi créées ont favorisé, pour ainsi dire mécaniquement, de nombreuses dénonciations. Entre 10 000 et 20 000 lettres sont ainsi parvenues au commissariat général aux Questions juives (CGQJ), et des milliers d’autres ont été adressées aux postes de police ordinaires, aux « kommandanturs » ou à la « Gestapo ». Par ailleurs, d’autres modalités de la délation antijuive – brèves publiées dans la presse, renseignements donnés par téléphone, indications orales, etc. – ont existé, donnant au phénomène une ampleur et une variété difficilement quantifiables…
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Contextes sociaux de la dénonciation des Juifs sous l’Occupation, par Laurent Joly
Sur les quelque 300 000 Juifs recensés sur ordre des autorités allemandes et françaises, durant l’Occupation, la moitié vont l’être à Paris et sa proche banlieue. C’est là que la persécution et, partant, la délation antijuives vont sévir le plus intensément et s’inscrire, fréquemment, dans des environnements formés de longue date. L’exploitation systématique d’archives judiciaires – à la Libération, 240 individus sont jugés pour dénonciation de Juifs par la cour de justice de la Seine – permet d’accéder à une réalité méconnue de la délation antijuive entre 1940 et 1944 : celle d’une délation pratiquée pour ainsi dire au grand jour, dans des contextes sociaux où la présence de Juifs, conflictuelle, est source de comportements antisémites et de règlements de compte. Par sa continuité dans la haine, par l’assurance sans limite qu’il dégage, par la pression, directe et insistante, qu’il est en mesure d’exercer sur les instances répressives, ce type de délateurs est assurément le plus redoutable : il parvient souvent à ses fins, provoquant arrestations et déportations
/ The Social Contexts of Denunciations of Jews during the Occupation
Of the 300,000 Jews declared in the census ordered by French and German authorities during the Occupation, half were in Paris or its close suburbs. This is where persecution and in particular, anti-Jewish denunciations, affected Jews most intensely, often occurring in long-established environments. The systematic exploitation of judicial archives- at Liberation, 240 individuals were judged for denouncing Jews by the Cour de justice de la Seine (Court of Justice of the Seine)- allow us access to the unknown reality of anti-Jewish denunciations between 1940-1944, which allowed for denunciations for the sake of openly expressing, in social contexts where the presence of Jews- deemed conflictual- led to antisemitic acts and revenge. In his continued hate, in his self-assurance without limits, with the pressure, direct and insistent, that he was able to apply on the institutions responsible for repression, this type of denouncer was surely the most daunting: he often managed to achieve his goal, provoking arrests and deportations.
La délation, un instrument au service de l’« aryanisation » ? par Tal Bruttmann
Parmi l’ensemble des politiques antisémites mises en œuvre en France, l’« aryanisation » économique constitue sans doute celle qui fut la plus fortement publicisée. Ceci à la fois pour illustrer l’engagement du régime de Vichy contre la « mainmise juive » sur l’économie nationale et répondre à la nécessité de trouver des candidats à l’acquisition de ces biens confisqués, fournissant ainsi un terreau a priori favorable à la délation. Celle-ci devint un instrument totalement intégré au processus d’ « aryanisation » et systématiquement exploitée par les services antijuifs. Pourtant son apport en matière d’informations fut très limité, n’apportant presque aucun renseignement dont n’aurait pas eu connaissance le commissariat général aux Questions juives. Pourtant son impact fut réel, amenant le CGQJ à s’intéresser de manière prioritaire aux personnes ou aux biens dénoncés.
/ Denunciations as an Instrument of Aryanization
Of all of the antisemitic policies established in France, economic “aryanization” constitutes without doubt the one that was most highly publicized. This was done both to illustrate the commitment of the Vichy regime to fighting the “Jewish influence” on the national economy and also to deal with the necessity of finding candidates to acquire confiscated belongings, thus allowing- a priori– a favorable terrain for denunciations. The latter became an instrument that was fully integrated in the “aryanization” process, systematically exploited by anti-Jewish services. While denunciations provided little information and almost no knowledge that would have escaped the Commissariat général aux questions juives, their impact was real, leading the CGQJ to take special interest in the denounced individuals or belongings.
L’affaire Annette Zelman ou les conséquences dramatiques de l’antisémitisme ordinaire, par Henri Nahum
Cet article examine un cas emblématique, mais certainement pas exceptionnel, de délation motivée par des raisons intimes et familiales, ainsi que ses suites dans les mémoires. Dans Paris occupé, Annette Zelman et Jean Jausion s’aiment et projettent de se marier, mais le père du jeune homme, Hubert Jausion, un brillant médecin, ne le supporte pas : il la dénonce à la Gestapo au printemps 1942, avec des conséquences dramatiques pour Annette, arrêtée et déportée, et pour son fiancé, qui, désespéré par sa disparition et par les responsabilités paternelles dans cette affaire, se suicide en 1945. Après la guerre, l’affaire semble oubliée : la famille Zelman ne soupçonne rien ; le docteur Jausion, probablement saisi de remords, manifeste de l’empathie vis-à-vis de ses collaborateurs juifs et jouit d’une réputation sans taches. Pourtant, certains savent ce dont il s’est rendu coupable mais observent une sorte d’omerta tacite. Ce silence aide sans doute à comprendre pourquoi la plupart des cas analogues sont restés ignorés.
/ The Annette Zelman Affair, or the Dramatic Consequences of Ordinary Anti-Semitism
This article examines the emblematic yet unexceptional case of denunciations motivated by intimate and familial reasons, as well as their effects in memories. In occupied Paris, Annette Zelman and Jean Jausion loved each other and had planned on getting married, yet the young man’s father, Hubert Jausion, a brilliant doctor, could not tolerate this idea: he denounced Annette Zelman to the Gestapo in the spring of 1942. This led to dramatic consequences for Annette, who was arrested and deported, and for her fiancé, who, driven to despair by her disappearance and his father’s responsibility in this affair, committed suicide in 1945. After the war, the affair seemed to have been forgotten: the Zelman family did not suspect anything; Doctor Jausion, probably remorseful, showed empathy towards his Jewish collaborators and thus benefited from an untarnished reputation. Nonetheless, certain people knew what he had done, yet observed a tacit omerta. Such silence helps without doubt understand why the majority of analogous cases have been ignored.
Visciano contre Cauvet de Blanchonval (1940-1971). Mythomanie, délations et antisémitisme, par Patrice Arnaud
La presse juive a permis aux Juifs de France et d’Allemagne de s’inscrire dans « un espace transnational » (Ludger Pries). Les Archives israélites de France et l’Allgemeine Zeitung des Judenthums constituent en effet de véritables lieux d’échanges, permettant aux journalistes des deux pays de développer, dans une interaction transfrontalière, des formes actives de participation à des processus politiques ou culturels. Ces échanges peuvent certes être conflictuels, et les tensions entre la France et l’Allemagne peuvent s’y faire sentir. Mais, comme le montrent les discussions autour de la lutte contre l’antisémitisme ou du sort des Juifs d’autres pays, analysées de plus près dans cet article, ils peuvent aussi s’être avérés stimulants.
/ Visciano vs. Cauvet de Blanchonval (1940-1971). Denunciation, mythomania and antisemitism
The Jewish press allowed French and German Jews to operate within a “transnational space” (Ludger Pries). The Archives israélites de France and the Allgemeine Zeitung des Judenthums effectively constituted sites of cultural transfer, allowing journalists in the two countries to actively participate in cultural and political exchanges that crossed borders. These exchanges could certainly be rife with conflict, and one can sense tensions between France and Germany in reading them. However, as discussions centered on the fight against antisemitism or the fates of Jews in other countries (which are closely analyzed in this article) demonstrate, these individuals also stimulated and enriched one another.
La dénonciation des Juifs en Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale, par Jan Grabowski
Le fléau des dénonciations et la prolifération des délateurs ont été perçus par la résistance polonaise comme l’une des plus graves menaces pour la cohésion de la société polonaise sous l’occupation allemande. Les Juifs polonais ont, à bien des égards, été les cibles privilégiées de ces formes de méchanceté populaire. Ces délations visaient leurs biens personnels, leurs commerces et leurs immeubles. Mais, en fait, bien des dénonciations n’avaient pas d’autre motivation que l’hostilité haineuse pour ceux qui se faisaient passer pour « aryens » et contrevenaient à l’obligation du port du « brassard juif ». Durant les derniers mois de l’Occupation, après la liquidation des ghettos, les Juifs entrés dans la clandestinité furent souvent donnés à la police « bleue », police collaborationniste polonaise qui a considérablement aggravé leurs souffrances. Les dossiers des tribunaux allemands établis en Pologne pendant la guerre ainsi que les dossiers des procédures visant les collaborateurs après-guerre constituent des matériaux uniques pour appréhender l’ampleur et les caractéristiques du phénomène de la dénonciation.
/ The Denunciations of Jews in Poland during the Second World War
The plague of denunciations and the proliferation of informers was identified by the Polish resistance as one of the most dangerous threats to the internal cohesion of Polish society under the German occupation. This threat was nowhere as present and as wide-spread as in the case of Polish Jews who became the target of preference for people of bad will. The denunciation of the Jews in occupied Poland concerned the prized Jewish possessions, businesses and real estate. Interestingly, Jews were frequently denounced by Poles without any ulterior motives – other than obvious hostility to people who “passed for Aryans”, and who refused to wear the armbands with the star of David. During the later period, after the liquidations of the ghettos, Jews who went into hiding were often given away to the Polish “blue” police, a collaborationist police force which added greatly to Jewish suffering. The files of the German courts established in Poland during the war as well as the post-war investigations into war-time collaboration offer a unique opportunity to study the scale and characteristics of the phenomenon of denunciation in Poland.
Mélanges
Mathilde Salomon : une « Française israélite » à l’épreuve de l’affaire Dreyfus, par Catherine Nicault
Mathilde Salomon, connue pour avoir dirigé le Collège Sévigné, un établissement d’enseignement réputé pour les filles créé par des personnalités républicaines, est une « Française israélite » assez typique de la seconde moitié du XIXe siècle. Comme bon nombre d’intellectuels « israélites » de son temps, Mathilde Salomon place au-dessus de tout son attachement aux valeurs de la République et de la patrie, et affiche par ailleurs une parfaite indifférence religieuse. Est-ce à dire que, chez cette contemporaine de l’affaire Dreyfus, le judaïsme n’est qu’un accident biographique, sans incidence sur la direction qu’elle a imprimée à sa vie ? Cet article réalise une étude de cas qui se veut une contribution à l’analyse de l’identité franco-juive à la fin du XIXe siècle.
/ Mathilde Salomon: A French Israelite in the Face of the Dreyfus Affair
Mathilde Salomon, best known as the director of the Collège Sévigné, a reputable Republican teaching establishment for girls, was a fairly typical “French Israelite” of the second half of the 19th century. Like a good number of “Israelite” intellectuals of her day, Mathilde Salomon prioritized above all her attachment to Republican values and to her country, while de- monstrating a perfect indifference to religion. Is that to say that for this woman, who lives through the Dreyfus Affair, Judaism was a mere “biographical accident” without consequence on her life’s path? This article is a case study that seeks to enrich our understanding of French Jewish identity at the end of the 19th century.
Un chemin d’émancipation : L’Alliance israélite universelle et les femmes juives de Palestine (1872-1939), par Sylvie Fogiel-Bijaoui
Cet article retrace les pas de femmes nées en Palestine – séfarades pour la plupart – qui sont devenues des directrices d’écoles de l’Alliance entre la fin du XIXe siècle et 1939. Elles veulent échapper à leurs conditions de vie et s’ouvrir à la modernité, et c’est vers l’Alliance qu’elles se tournent, l’Alliance qui a fait d’une certaine forme d’émancipation féminine l’un de ses objectifs presque depuis sa fondation. Grâce à l’Alliance, ces directrices d’écoles en Palestine purent, dans leur quête de libération, suivre un chemin d’émancipation à un niveau tant personnel et familial que communautaire. L’histoire des femmes de l’Alliance en Palestine – directrices, enseignantes, élèves – et leur contribution à leur communauté et surtout aux femmes de leur communauté, reste à écrire.
/ A Path to Emancipation: The Alliance Israélite Universelle and Jewish Women in Palestine (1872–1939)
This article traces the footsteps of women born in Palestine – most of them Sephardic – who became directors of Alliance schools between the end of the 19th century and 1939. Wanting to escape the conditions of their lives and open themselves up to modernity, it was to the Alliance that they turned, the Alliance for which a certain kind of women’s emancipation had been a confirmed objective practically from its founding. Thanks to the Alliance, in their quest for liberation, these female school directors in Palestine were able to follow a path of emancipation on a personal, familial, and communal level. The history of women of the Alliance in Palestine – directors, teachers, students –, their contribution to their community and, above all, to women in their community, still awaits its historian.
Dictionnaire
- Jean Marx, universitaire et diplomate (Paris, 26 octobre 1884 – Paris, 26 avril 1972), Catherine Nicault
- Israël William Oualid, juriste, économiste, professeur des Universités (Alger, 26 janvier 1880 – Villeneuve-sur-Lot, 15 novembre 1942), Valérie Assan
Lectures
Georges Bensoussan, Juifs en pays arabes : le grand déracinement, 1850-1975, Paris, Tallandier, 2012