Découvrir
Éditorial
En cette année où l’on célèbre les cinquante ans de l’indépendance algérienne, la revue Archives Juives se devait d’apporter sa note au concert général en offrant à ses lecteurs un dossier spécial sur les Juifs d’Algérie de 1830 à 1962. En tant que champ de recherche, le monde juif algérien est en plein renouvellement, ce dont les articles qui suivent donneront un excellent aperçu. Pour y réussir, trois pistes de travail ont été privilégiées.
Il fallait tout d’abord restituer le passé des Juifs d’Algérie dans toute sa dynamique, en le situant dans les quatre plans, le plus souvent interconnectés, qui lui donnent sa dimension historique. La société juive en elle-même constitue le premier de ces plans, une société dont on souligne la profonde hétérogénéité, dominée par une élite avisée qui a su très rapidement s’intégrer dans l’Algérie bouleversée par la conquête française. À partir de 1830, en effet, le monde juif algérien est, nolens volens, inclus dans ce que Georges Balandier appelait la situation coloniale au sein de laquelle il occupe une place singulière, celle du colonisé entré dans le rang des colonisateurs, culturellement et juridiquement. Sans toutefois être pleinement accepté, comme le révèlent le climat d’antisémitisme récurrent dans la colonie et l’abrogation du décret Crémieux en 1940 qui, rappelons-le, fut la première mesure antijuive à être appliquée par Vichy. Ceci nous mène à la troisième sphère, celle de la métropole, la France à laquelle les Juifs d’Algérie ont été rattachés par leur condition de citoyens depuis 1870 et vers laquelle se tourne une partie de leurs espoirs. Enfin apparaît la dimension diasporique : elle est présente dans les mouvements qui brassent les populations juives en Afrique du Nord, mais également dans l’écho, assez faible en Algérie, reconnaissons-le, suscité par la création d’un État juif en Palestine.
Le croisement de ces perspectives fait apparaître les caractères propres du monde juif dans l’Algérie coloniale. La rupture progressive des liens avec le monde arabo-musulman et l’intégration, semée d’embûches, dans celui du colonisateur ne manquèrent pas de faire émerger des tensions à l’intérieur des individus et du groupe en son entier et placèrent parfois les Juifs en une douloureuse position de solitude. Ainsi en fut-il pendant la période de Vichy et même pendant la guerre d’Algérie.
Le second parti choisi par la revue était, comme nous y incitent les récents travaux menés sur la Seconde Guerre mondiale et sur le monde colonial, de mettre la focale sur les représentations et le jeu des acteurs. C’est à cette aune que la brûlante question des relations judéo-musulmanes est réexaminée, loin des jugements à l’emporte-pièce. En se livrant à une lecture exigeante et rigoureuse de sources elles-mêmes très diverses, on peut alors décrypter la complexité des rapports entre les deux groupes, leur ambivalence parfois, dictées par la dureté des temps et des situations.
Enfin, puisque les études sur les Juifs d’Algérie se mènent aujourd’hui sur un plan international, on a pris le parti de solliciter des chercheurs américains, israélien et français, ce qui a permis de croiser les regards et les approches.
Tel quel, le dossier occupe exceptionnellement la quasi-totalité du numéro, surtout si on lui adjoint les deux notices biographiques choisies « algériennes » à dessein. Le lecteur trouvera néanmoins ses rubriques « Lectures » et « Informations » habituelles.
C.Zytnicki
Sommaire
Dossier : Français, juifs et musulmans dans l’Algérie coloniale
Introduction par Valérie Assan et Jean Laloum
En cette année de commémoration des cinquante ans de la fin de la guerre d’Algérie, nous avons souhaité apporter, avec ce dossier, notre contribution à l’histoire de l’Algérie aux XIXe et XXe siècles en nous interrogeant sur la place des Juifs au sein de la société coloniale. Cela suppose de s’intéresser à la fois à leur statut juridique et à leurs relations avec les autres groupes ethno-religieux. Rappelons au préalable que la population juive représente en 1830 quelque 26 000 individus, soit à peine 1 % de la population totale du pays. Ce chiffre passe à 43 000 en 1872, puis 75 000 en 1901 (environ 2 % de la population totale). D’après le comptage du grand rabbin Maurice Eisenbeth à partir des fiches de recensement, le nombre de Juifs de la colonie s’élève en 1931 à 110 127 individus. Le dénombrement effectué en 1941 dans le cadre du Statut des Juifs donne le chiffre de 117 646 personnes. En 1954, la population juive représente environ 125 000 individus, soit environ 1,2 % de la population du pays.
Dans une structure sociale pour le moins cloisonnée et hiérarchisée, Européens, Juifs et musulmans entretiennent des liens politiques, économiques, commerciaux, financiers et culturels qui méritent qu’on les décrive dans leur diversité et leur évolution chronologique. Ajoutons que nous avons voulu dépeindre la vie de la colonie dans ses aspects les moins spectaculaires, nous mettre pour ainsi dire à hauteur d’homme afin de mieux cerner ce que fut le quotidien des Juifs dans l’Algérie française. Or, comme on le découvrira dans plusieurs articles de ce dossier, l’étude des liens entre les différentes composantes de la société révèle quelques surprises et invite à nuancer une vision parfois caricaturale ou idéalisée du passé colonial algérien…
/ Summary not yet available
L’émancipation des Juifs d’Algérie, une déclinaison du modèle alsacien ? par Michael Shurkin
Les sources d’inspiration de la politique de la France à l’égard des Juifs d’Algérie sont à chercher en Alsace, où l’Etat, en collaboration avec les élites juives parisiennes, modifia les termes de l’acte d’Emancipation de 1791. Afin d’accélérer la régénération des Juifs alsaciens et de pousser les communautés juives à soutenir la bienfaisance juive comme avant la Révolution, l’Etat soumit les Juifs à des organisations communautaires puissantes, à l’image des corporations d’Ancien Régime, ainsi que l’autorisait la loi. En même temps, l’Etat faisait le pari que, sur le long terme, promouvoir l’enseignement élémentaire public résoudrait le « problème juif » en Alsace. Les architectes de la politique juive de la France en Algérie tirèrent des leçons du précédent alsacien en y transposant le nouveau système consistorial qui faisait renaître partiellement les corporations juives de l’époque ottomane, tout en faisant la promotion de l’enseignement primaire publique. Dans les deux régions cependant, l’Etat et les élites juives étaient confrontés à une contradiction fondamentale entre un système qui supprimait l’égalité civile en même temps qu’il la promouvait, dans le cas alsacien en octroyant la citoyenneté, et dans le cas algérien en rendant la citoyenneté inévitable.
/ The Emancipation of Algerian Jews: A Variant of the Alsatian Model?
French state policy toward the Jews of Algeria originated in Alsace, where the state, in collaboration with Paris-based Jewish elites, modified the terms of the emancipation act of 1791. In order to accelerate Alsatian Jews’ regeneration as well as engage Jewish communities to support Jewish social welfare as they had done prior to the Revolution, the state placed Jews under strong communal organizations intended to be as much like the corporations of the Ancien Regime as the law would allow, and sometimes more than the law allowed. At the same time, the state gambled that in the long run promoting public primary education would resolve Alsace’s ‘Jewish problem.’ The architects of France’s Jewish policy in Algeria drew on the lessons of Alsace by transporting the new consistory system that partially resurrected the Ottoman-era Jewish corporations while at the same time promoting public primary education. In both regions, moreover, the state and Jewish elites had to grapple with the essential contradiction between a system that abrogated civil equality at the same time as it promoted it, in the Alsatian case by granting citizenship, and in the Algerian case by making citizenship an inevitability.
L’élite commerçante juive et les débuts de la conquête française en Algérie : l’exemple de Jacob Lasry, par Joshua Schreier
Les Juifs à Oran, avant et au début de l’époque coloniale, constituaient non seulement une part appréciable de la population, mais une grande partie du commerce de la ville reposait sur certains d’entre eux. A partir de l’exemple de Jacob Lasry, un riche marchand oranais, cet article nuance le discours traditionnel sur la « mission civilisatrice » de la France coloniale, selon lequel les politiques françaises auraient « sauvé » les Juifs nord-africains, ignorants, opprimés et claniques. En fait, les riches Juifs d’Afrique du Nord ont tenu un rôle important par leur soutien à des institutions importées en principe pour les aider. Ces institutions fournirent aux Juifs d’Oran un espace où déployer leurs rivalités anciennes et nouvelles. D’où le discours sur la communauté des « Juifs indigènes » en Algérie, une catégorie où les individus en question se trouvaient au centre des débats français alors en cours sur l’émancipation politique.
/ The Jewish Commercial Elite and the Beginnings of the French Conquest of Algeria: The Case of Jacob Lasry
Jews in pre-colonial and early colonial Oran not only constituted a significant portion of the population, but a subsection of them were responsible for a great deal of the city’s commerce. Using the example of Jacob Lasry, a wealthy oranais merchant, this article complicates the traditional narrative of the French colonial ‘civilizing mission’ according to which French policies “saved” the ignorant, oppressed, and clannish North African Jews. Rather, wealthy North African Jews played an important role underwriting the institutions that were putatively imported to help them. These institutions provided a forum for new and pre-existing rivalries between North African Jews in Oran to be worked out. This laid the groundwork for the rhetorical formation of a community of ‘indigenous Jews’ in Algeria, a category that placed those described at the center of ongoing French debates about political emancipation.
En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865 – 1919), par Laure Blévis
Le décret Crémieux, promulgué le 24 septembre 1870, est un moment clé dans l’histoire des Juifs d’Algérie puisque ce texte leur reconnait collectivement la citoyenneté française. Il a été conçu pour répondre à l’échec de la législation précédente, le senatus-consulte de 1865 en vertu duquel les indigènes, musulmans ou juifs, étaient des Français sans la citoyenneté mais pouvaient, à titre individuel, demander la citoyenneté par la naturalisation, démarche que peu d’entre eux firent. L’historiographie a donc négligé la dimension juive des naturalisations intervenues en Algérie. Pourtant, le décret Crémieux ne concernait pas tous les Juifs algériens. En particulier, les Juifs du M’zab, conquis en 1882, et plus encore les migrants juifs tunisiens et marocains étaient exclus de cette mesure d’assimilation. Aussi l’étude et l’analyse des naturalisations des Juifs d’Algérie peuvent se révéler très utiles pour comprendre, dans sa diversité, la vie et les caractéristiques de la population juive d’Algérie sous l’égide française.
/ On the Margins of the Crémieux Decree: Jews Naturalized as French in Algeria (1865–1919)
The Crémieux Decree, which was promulgated on September 24 1870, is a key moment in the history of the Jews of Algeria because it recognized them collectively as French citizens. It was thought to be an answer to the failure of the previous legislation, the 1865 senatus-consulte which defined the status of natives, both Muslims or Jews as “French without citizenship,” but allowed individuals from these groups to ask for citizenship through naturalization, which only a very few did. The historiography has therefore neglected the Jewish dimension of the naturalizations that occurred in Algeria. However, the Crémieux Decree did not concern all the Algerian Jews. In particular, the Jews from the M’zab, conquered in 1882, and even more importantly, Tunisian and Moroccan migrant Jews were excluded from this assimilation. As this article demonstrates, however, the study and analysis of the naturalization of these Jews is extremely instructive, and demonstrates the diversity of the Algerian Jewish population under French rule.
Le sionisme en Algérie (1898 – 1962) : une option marginale, par Haïm Saadoun
Dans une Algérie relativement ouverte à son activité militante, le sionisme n’a pris un certain essor, très modeste, qu’après la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre d’Algérie. L’article s’attache à en examiner les formes, tout en tentant de comprendre les raisons d’une telle faiblesse, qui tranche sur la situation dans les deux Protectorats adjacents. Ainsi la communauté juive en Algérie a-t-elle reproduit le modèle français, se livrant, surtout entre 1947 et 1952, à une sorte de paternalisme propre, l’Algérie constituant un pays de transit pour l’alyah des Juifs nord-africains, marocains essentiellement. L’activité sioniste qui s’est néanmoins développée en Algérie n’est le fait que de certains secteurs de la population juive en mal d’identité, et non la conséquence des relations entre les Juifs et la société environnante.
/ Zionism in Algeria (1898-1962): A Marginal Option
Despite the fact that Algeria was relatively open to Zionist militancy, Zionism only became a somewhat important factor among Algerian after the Second World War and during the Algerian War. This article examines the various forms of Zionism that took hold in Algeria, while at the same time attempting to understand the reasons for the movement’s weakness, which was very different from the situation in the two adjacent Protectorates. In a certain sense, the Algerian Jewish community can be said to have reproduced the French model, operating in its own way – especially between 1947 and 1952 – in a paternalistic manner. Algeria was above all a transit country for the Aliyah of other North African Jews, in particularly Moroccans. Furthermore, the Zionist activity that did develop in Algeria was reserved to certain sectors of the Jewish population struggling with identity issues, rather than the outcome of relations between Jews and the surrounding society.
Le rapprochement judéo-musulman en Afrique du Nord sous le Front populaire. Succès et limites, par Emmanuel Debono
Le rapprochement judéo-musulman en Afrique du Nord fut un des principaux chantiers de la Ligue internationale contre l’antisémitisme dans la période de l’avant-guerre. Les violences antijuives qui se sont déroulées à Constantine en 1934 l’ont notamment convaincue des enjeux de ce rapprochement et l’avènement, au printemps 1936, d’un gouvernement de Front populaire favorable aux réformes politiques et sociales désirées par certains milieux indigènes paraît donc propice à sceller une alliance durable entre Juifs et musulmans. De fait, le rapprochement entre les deux communautés prit alors une tournure décisive en Algérie. Puissamment humaniste et progressiste, le projet souffrit cependant de son articulation étroite au projet Blum-Viollette dont l’abandon, fin 1938, sonna le glas de biens des espoirs nés au printemps 1936. La volonté politique manqua, mais également les relais locaux pour conduire en profondeur et dans la durée une action qui connut néanmoins des manifestations éclatantes.
/ Bridging the Gap between Jews and Muslims in North Africa under the Popular Front: Successes and Limitations
Attempting to bridge the gap between North African Muslims and Jews was one of the main activities of the International League against Antisemitism in the pre-World War II years. Notably, the anti-Jewish violence that took place in Constantine in 1934 convinced the League of the importance of this rapprochement. The subsequent rise to power, in the spring of 1936, of a Popular Front government well disposed towards the political and social reforms desired within certain indigenous circles appeared to be favorable to cementing a durable alliance between the Jews and Muslims. In fact, the rapprochement between the two communities did take a decisive turn in Algeria. Strongly humanist and progressive in orientation, the projet suffered, however, from its close link to the Blum-Viollette project, which was abandonned at the end of 1938. This, in turn, signaled the end of the high hopes of the spring of 1936. Political will was also lacking, as were local networks to pursue real durable action. Nonetheless, several highly visible demonstrations of Franco-Muslim solidarity did occur at this time.
Le regard des Renseignements généraux de Vichy sur les rapports judéo-musulmans en Algérie (1940 – 1943), par Jean Laloum
Fondé sur l’énorme documentation constituée à partir de 1935 par les notes et rapports sur l’état de l’opinion publique en Algérie par les Centres d’informations et d’études, l’article cherche à cerner la nature et l’évolution des rapports entre les Juifs et les musulmans d’Algérie sous le régime de Vichy. Il s’avère que, mis à part quelques rares responsables humanistes, la population musulmane demeure dans l’ensemble silencieuse devant les mesures d’exception prises à l’encontre des Juifs. Ces dernières ne rencontrent un écho que dans la mesure où certains espèrent y trouver un avantage, d’une façon ou d’une autre. Ce comportement « utilitariste » se limite cependant à des revendications, et ne débouchent pas sur une action violente.
/ The Attitude of the Vichy Secret Service toward Jewish-Muslim Relations in Algeria (1940–1943)
This article is based on the enormous amount of documentation generated starting in 1935 by the notes and reports on the state of public opinion in Algeria issue by the Centres d’informations et d’études. My objective is to map out the nature of the evolution of Muslim-Jewish relations under the Vichy regime. I contend that, apart from several rare humanist community leaders, the majority of the Muslim population remained silent in the face of anti-Jewish legislation. Nonetheless, this legislation had only an opportunistic success: it was exploited when certain individuals found it advantageous to do so, in one way or the other. This kind of “utilitarian” behavior, however, was limited to legal claims, and did not spill over into violence.
Regards croisés sur les relations judéo-musulmanes à la veille de la guerre d’Algérie, par Benjamin Stora
Lorsque commence la guerre d’Algérie, le choix est clair pour les Européens d’Algérie et les Algériens musulmans entre, pour les premiers, la défense de l’Algérie française, et, pour les seconds, la lutte pour l’avènement d’une nation algérienne indépendante. Les Juifs d’Algérie, eux, sont dans une situation d’hésitation, de perplexité, donc de solitude. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ils ne peuvent plus entièrement faire confiance à la France, même si la plupart d’entre eux l’aiment toujours. Mais ils ne peuvent pas non plus faire entièrement confiance aux Algériens nationalistes, par peur d’un retour à leur condition de dhimmi d’avant la conquête française. Entre ces deux nationalismes, ils ne trouvent plus vraiment leur place. Comment en sont-ils arrivés là ? C’est ce que l’auteur cherche à déterminer en laissant largement la parole aux témoins de l’époque.
/ Differing Perspectives on Jewish-Muslim Relations on the Eve of the Algerian War
When the Algerian War began, the choice was clear for both the Europeans of Algeria and Algerian Muslims: for the former, the defence of French Algeria, and for the latter, the struggle for Algerian independence. Algerian Jews, for their part, struggled with hesitations and confusion, and, as a consequence, solitude. Ever since the Second World War, they could no longer have complete confidence in France, even if the the majority were still very attached to it. But neither could they have complete confidence in the Algerian nationalists, for fear of a return to their pre-French conquest position of dhimmi. Between these two nationalisms, Algerian Jews were not really able to find their place. How did they get to this point? This is the question that the author explores, based above all on oral testimonies.
Dictionnaire
- Joseph Cohen, avocat, publiciste (Marseille, 1er novembre 1817 – Paris, 22 novembre 1899), par Valérie Assan
- Haïm Cohen-Solal, négociant (Alger, 1819 – Alger, 31 janvier 1884), par Valérie Assan
Lectures
Denis Cohen-Tannoudji, Les Enfants d’Yishmaël. Itinéraires séfarades maghrébins du Moyen Âge à nos jours, Paris, Hermann, 2010