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Éditorial
De même qu’il n’est pas de sociétés sans clivages entre pauvres et riches, toute vie sociale implique l’existence de systèmes de solidarité destinés à rendre plus supportables les inégalités entre les nantis et les démunis. D’abord et longtemps privée, réservée, comme l’on dirait aujourd’hui, aux initiatives de la « société civile » et des autorités religieuses, cette fonction caritative est entrée progressivement dans le champ d’intervention de l’État démocratique, devenu « État-providence » au XXe siècle. Mais les acteurs caritatifs privés sont restés pour lui des partenaires indispensables, et même plus que jamais à notre époque de restrictions des budgets publics et de règne du libéralisme en matière économique. On comprend donc l’intérêt avec lequel les historiens, plus souvent à l’étranger d’ailleurs qu’en France, ont pu se pencher sur cette dimension capitale des sociétés du passé, dégageant trois « moments » successifs : celui de la charité et de l’aumône d’abord, de la philanthropie ensuite, enfin de l’action ou du travail social.
Mais ce schéma général a été tracé à partir des sociétés chrétiennes. Est-il valable pour les Juifs ? En réalité, on sait que la charité chrétienne n’entretient qu’une parenté très superficielle avec la pratique juive d’assistance aux plus fragiles et aux plus pauvres qui, de l’Antiquité à nos jours, s’est inspirée chez les Juif pieux du précepte religieux de la Tsedaka, terme hébraïque recouvrant surtout une notion de justice. En revanche, avec l’Émancipation, les élites juives rallient d’enthousiasme le char de la « philanthropie », phénomène qui est l’objet de notre présent dossier, lequel traite essentiellement des formes que cette philanthropie juive a prises en France même. Nous ne tarderons pas à consacrer un prochain numéro au « moment » du travail social, qui débute en France autour de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, les élites juives sont-elles plus portées que d’autres à la philanthropie ? Y a-t-il une manière juive de « faire le bien » ? Derrière l’arbre Rothschild, peut-on discerner la forêt de donateurs moins célèbres ? À qui, pourquoi et comment donne-t-on ?
À ces questions et à bien d’autres, ce dossier, que Céline Leglaive-Perani nous a fait l’honneur de composer et de coordonner, fournit de passionnantes réponses. Elles ajoutent une touche indispensable au portrait des élites juives du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle que nous avons entrepris de tracer au fil de quelques numéros depuis 2009.
Quant au reste, nous vous proposons de découvrir dans les « Mélanges » deux jeunes talents et leurs recherches toutes récentes : Joël Sebban revisite avec subtilité le dossier de la conversion au christianisme entre 1898 et 1940 ; Floriane Schneider enquête sur la perception des crimes nazis dans la presse des Juifs immigrés entre 1944 et 1947. Viennent ensuite le classique « Dictionnaire biographique », avec les portraits d’un industriel de haut-vol, Alexis Aron (1879-1973), et d’un architecte au parcours original, Claude Meyer-Lévy (1908-2008). Vous trouverez enfin dans ce numéro un dossier particulièrement fourni de « Lectures » et l’habituelle sélection d’informations.
C.Nicault
Sommaire
Dossier : Le « moment » philanthropique des juifs de France (1800-1940)
De la charité à la philantropie. Introduction, par Céline Leglaive-Perani
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La philanthropie des Rothschild et la communauté juive de Paris au XIXe siècle, par Klaus Weber
Les membres des différentes branches de la famille Rothschild ont compté au nombre des philanthropes les plus importants dans chacune des villes d’Europe où étaient installés leurs établissements bancaires. Cela se vérifie à Francfort, berceau originel de la dynastie, à Londres, Paris, Vienne, à un moindre titre à Naples, et en dernier lieu enfin à Genève. Cet article examine leurs activités charitables à Paris en rapport avec leur appartenance à une minorité ethno-religieuse et dans le contexte du développement socio-économique et institutionnel général de la communauté juive. L’analyse s’attache aussi à distinguer les bienfaits dispensés par des Juifs aux seuls Juifs, et ceux qui le sont à la société en général. Ces facteurs et la position que l’Etat français, de plus en plus laïque, consentait à la minorité juive, sont des clés importantes pour comprendre les stratégies philanthropiques des Rothschild dans la capitale française et les comparer à celles de leurs cousins qui résidaient dans d’autres cités.
/ Rothschild Charity and Jewish Communal Life in 19th Century
Members of the various branches of the Rothschild family have been among the major philanthropists in all the European cities in which they were present with banking houses. This applies to the dynasty’s original hometown Frankfurt, to London, Paris, Vienna, to a minor extent to Naples, and at a later point also to Geneva. This contribution will examine their charitable activities in Paris on the background of their adherence to an ethno-religious minority, and in the context of the general socio-economic and institutional development of the Jewish community. The analysis must also distinguish between benefactions made by Jews to the benefit of Jews only, and to the benefit of society at large. These factors, and the position which an increasingly laicist state attributed to the minority, are important keys to the understanding of the Rothschilds’ philanthropic strategies in the French capital and to a comparison with that of their cousins resident in other cities.
Le judaïsme parisien et le Comité de Bienfaisance israélite (1830-1930), par Céline Leglaive-Perani
Fondé en 1809, le Comité de Bienfaisance israélite de Paris ou CBIP est, de par sa longévité et l’étendue de ses services, la première organisation charitable juive de France. A ce titre, il reçoit un grand nombre de dons, en provenance d’abord de la haute bourgeoise juive, puis après 1900, des classes moyennes. Les motivations de ces donateurs sont très diverses : elles peuvent être basées sur des prescriptions religieuses, s’inscrire dans une tradition familiale ou bien tout simplement impliquer une identification culturelle et sociale avec la communauté d’origine. Pour faciliter l’attribution de ces dons, le CBIP n’a pas hésité à se moderniser et à appliquer les méthodes et les techniques de la philanthropie généraliste. Il n’en est pas moins confronté à une série de difficultés à partir de 1880, liées à l’immigration juive en provenance d’Europe de l’Est et à la concurrence d’institutions charitables, juives et non juives.
/ Parisian Jewry and the Jewish (1830-1930)
Founded in 1809, the Jewish Charity Committee (Comité de bienfaisance israélite de Paris, CBIP) is the first Jewish charity organization in France, from the point of view of its longevity as well as its numerous areas of action. The Committee thus received a great amount of donations, issuing first from the Grand Bourgeoisie, and after the turn of the century, also from the middle class. The motivations animating these donors are of various nature, sometimes based on religious principles or family traditions, or simply intended to reveal a cultural and social identification with the Jewish community. In order to facilitate the distribution of these donations, the CBIP has not hesitated to modernize its structure, using the methods and techniques of general philanthropy. From 1880 on however, it is confronted with a series of problems, in relation with the Eastern European Jewish immigration, as well as the concurrence of other Jewish and non-Jewish charity organizations.
L’entrée en philanthropie des Rothschild : l’Hôpital israélite de Paris (1852-1914), par Nicolas Delalande
Les Rothschild ont multiplié les œuvres de bienfaisance en direction des Juifs de France et du monde entier depuis le XIXe siècle, sous la forme d’hôpitaux, d’écoles, de fondations, d’orphelinats. Mais comment cette tradition philanthropique est-elle née, et quelles étaient ces motivations initiales ? Si elle répond à un objectif religieux de solidarité communautaire, la philanthropie est aussi une pratique sociale, par laquelle les élites de la Monarchie de Juillet s’efforcent de fournir une réponse aux très fortes inégalités engendrées par l’industrialisation. La fondation par le baron James de Rothschild de l’hôpital israélite en mai 1852 marque un tournant dans l’histoire de la bienfaisance juive parisienne. Cet article vise à dégager les logiques qui ont présidé à cet acte charitable, et à montrer comment les Rothschild ont contribué à populariser le rôle social du philanthrope parmi les élites juives de la seconde moitié du XIXe siècle.
/ The beginning of the Rotshchild’s charity work : the Jewish hospital in Paris, from the 1852 to 1914
Since the 19th century, the Rothschild have never ceased to support the Jews in need, in France as well as in the rest of the world, helping build hospitals, schools, foundations, orphanages. What is the origin of this philanthropic tradition, what were its initial motivations? From a religious point of view, philanthropy is considered the expression of a necessary solidarity within the Jewish community, but it was also a social answer used by the ‘July Monarchy’ elite, in order to reduce the inequalities due to the industrialization process. By founding the Jewish hospital in May 1952, the Baron James de Rothschild has opened a new era in the history of Jewish Parisian Charity Work. This article intends to show the various processes leading to the founding of this hospital, as well as the influence of the Rothschilds on the increasing popularity of philanthropic behaviour within the Jewish elite in the second half of the 19th century.
Le baron Maurice de Hirsch et les Juifs de Russie. Entre philanthropie et utopie, par Dominique Frischer
Le baron de Hirsch (1831 –1896), appartient à une importante dynastie de banquiers de cour bavarois, singulière par son amour passionné de la terre et de l’agriculture. Combiné à l’esprit d’entreprise qu’il déploya notamment dans la Construction des Chemins de fer ottomans, cet heritage fut déterminant pour les options philanthropiques du Baron. Dans les années 1870, le Baron et sa femme, Clara, offrent à l’Alliance israélite universelle les moyens de développer son oeuvre d’enseignement dans les pays du “Levant“ ; ils s’inscrivent ainsi dans la tradition des Juifs émancipés qui promeuvent la modernisation et l’occidentalisation des Juifs du bassin méditerranéen. C’est après le Congrès de Berlin (1878), la vague de pogroms qui suit en Russie l’assassinat d’Alexandre II (1881) et la mort de son fils unique (1887), que l’engagement philanthropique du Baron devient total. Il ambitionne rien moins que de sauver des persécutions la totalité du judaïsme russe en le transférant dans le Nouveau Monde, surtout en Argentine, et en l’installant dans des communautés rurales installées par ses soins. Bien que largement oublié aujourd’hui, le “munificent baron de Hirsch” fut un visionnaire, d’une générosité sans commune mesure avec celle de ses confrères.
/ The baron Maurice de Hirsch and the Russian Jews. Between Philanthropy and Utopia
The Baron de Hirsch (1831-1896) belongs to a great dynasty of Bavarian Court Jews, distinguished by their passionate attachment to agricultural work. This heritage played a major part in the Baron’s philanthropic choices. Also a man of action – he participated in the Ottoman Railway Construction work – he gave in the 1870’s, together with his wife Clara, the Alliance iraélite universelle the means to develop the school system in the Middle Eastern countries, thus stepping in the footsteps of the emancipated Jews who were calling for modernization and the promotion of western values in the Mediterranean. However, it was only after the Berlin Congress (1878), the pogroms in Russia following the assassination of Tzar Alexander II (1881) and the death of his only son (1887) that the Baron’s philanthropic involvement became total. Although mostly forgotten nowadays, the “munificent Baron de Hirsch” was a visionary, whose generosity remained unrivalled.
Le Conseil national des femmes françaises (1901-1939) Ses fondatrices et animatrices juives, par Yolande Cohen
Dans un univers politique monopolisé jusqu’aux années 1940 par les hommes, les femmes trouvent dans l’action philanthropique un espace privilégié d’intervention dans la sphère publique. Constituées à l’origine dans un cadre confessionnel, certaines organisations d’assistance aux plus démunis entrent dans le dernier tiers dans un schéma non-confessionnel. C’est dans ce contexte qu’avec leurs consœurs protestantes, des philanthropes juives fondent en 1901 le Conseil national des femmes françaises (CNFF), une des premières grandes fédérations féministes en France. Ces femmes juives contribuent donc à la naissance d’un féminisme laïque en même temps que soucieux d’agir sur le plan social. Pourtant Gabrielle Alphen-Salvador (1856-1920), Eugénie Weill et Louise Cruppi née Crémieux, qui en sont les figures plus précisément étudiées dans cet article, si elles ne font aucune référence à leur judaïsme, ne peuvent effacer la réalité de la division religieuse en France au tournant du siècle.
/ The Jewish founders and members of the French Women National Council (1901-1939)
Until the 1940’s, the political world was really a men’s world. Women came to understand they could use philanthropy to express themselves on the public sphere. At first, the charity associations helping the poor in need were created within the religious communities, but a certain number of them were however founded outside the realm of the Synagogue. This is how Jewish Charity workers founded, together with their Protestant colleagues, the French Women National Council in 1901, one of the first important feminist federations in France. The Jewish women thus contributed to creating a secular feminism dedicated to social work. Although the three women this article will particularly insist on, Gabrielle Alphen-Salvador (1956-1920), Eugénie Weill and Louise Cruppi, born Crémieux, never mentioned their being Jewish, the religious division in France, at the turn of the century, remains an irrefutable fact.
Mélanges
Être juif et chrétien La question juive et les intellectuels catholiques français issus du judaïsme (1898-1940)
Une vague de conversions d’intellectuels juifs secoue l’Eglise française des années troubles de l’Affaire Dreyfus à la chute brutale de la troisième République. Des figures brillantes s’y distinguent comme Raïssa Maritain, épouse du philosophe thomiste Jacques Maritain, le poète Max Jacob ou encore l’orientaliste Jean de Menasce qui entre dans les ordres. Ces hommes et femmes n’abandonnent pas pour autant définitivement la religion de leurs pères. Au contraire, la foi juive, autrefois méprisée, devient au sein de l’Eglise un titre de noblesse. Les convertis se revendiquent fièrement « juifs chrétiens » à l’image du cardinal Jean-Marie Lustiger qui garde son nom de circoncision Aron. Cette double appartenance interroge la nature de l’ « être-juif » en France au tournant du XXe siècle : elle révèle l’ampleur des séductions catholiques auprès d’une communauté qui s’est construite sur le modèle de la religion majoritaire mais également la persistance d’une identité juive, confessionnelle et ethnique, qui imprime sa marque à la vocation chrétienne.
/ Being Jewish and Catholic : the Jewish Question and french Catholic intellectuals of Jewish origin (1898-1940)
During the troubled years between the Dreyfus Affair and the sudden demise of the Third Republic, the French Catholic Church was confronted by a wave of conversions of a number of Jewish intellectuals among them brilliant personalities such as Raïssa Maritain, the wife of the Thomist philosopher Jacques Maritain, the poet Max Jacob, and the Orientalist Jean de Menasce who joined a monastic order. However these men and women did not permanently abandon the religion of their fathers. On the contrary, the Jewish faith, once despised, became a sign of distinction within the Catholic Church. The converts proudly claimed their being “Jewish – Christians”. The late Cardinal Jean-Marie Lustiger, who retained his Hebrew name of Aaron, is one such example. This double identity questions the nature of what “being Jewish” meant in France at the turn of the 20th century. It reveals the extent of the seductive power of Catholicism in the eyes of a community which had fashioned itself after the model of the religion of the majority as well as the persistence of a Jewish religious and ethnic identity which marks a Christian spiritual vocation with its influence.
La presse francophone des Juifs immigrés et la perception des crimes nazis dans l’immédiat après-guerre (1944-1947)
Dans cet article, nous nous proposons de sonder la période 1944-1947 en France, à partir d’un corpus de périodiques juifs peu exploités, et ce afin de répondre aux deux questions suivantes. Quelles représentations de l’univers concentrationnaire la presse francophone des Juifs immigrés véhicule-t-elle dans l’immédiat après-guerre ? Quelle(s) mémoire(s) de la déportation et du génocide façonne-t-elle ? A l’image d’une population juive immigrée traversée par une pluralité de courants idéologiques et de référents identitaires, sa presse participe de l’élaboration d’une mémoire éclatée du sort des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Que ces derniers soient considérés sous l’angle des victimes ou sous celui des résistants, l’image que leur presse renvoie n’est ni uniforme ni consensuelle.
/ The francophone press and the Jewish immigrants : the notion nazi crime after the war (1944-1947)
This article considers the period of time between 1944 and 1947, as seen through a collection of Jewish periodicals, in order to answer two questions: How does the francophone press, addressing the Jewish immigrants immediately after the war, describe the concentration camps? What kind of legacy of the deportations and the genocide is it creating? The Jewish immigrants adhered to various ideologies and identity referents, and the various papers and periodicals participated in the elaboration of a split up version of the history of the Jews during the Second World War, sometimes described as victims, sometimes as partisans, fighting against the Nazi enemy. The image of the Jews as it appears in the press during this period is in no way uniform and consensual.
Dictionnaire
- Alexis Aron, ingénieur sidérurgiste
- Claude Meyer-Lévy, architecte
Lectures
- Heidi Knörzer (dir.), Expériences croisées. Juifs de France et d’Alllemagne aux XIXème et XXème siècles (Philippe Landau)
- Maurice Samuels, Inventing the Israelite Jewish Fiction in Nineteenth-century France (Lisa M. Leff)
- Patrick Cabanel,Chère Mademoiselle… Alice Ferrières et les enfants de Murat, 1941-1944 (Catherine Nicault)
- Laurence Coulon, L’Opinion française, Israël et le conflit israélo-arabe 1947-1987 (Ariel Danan)
- Paul Berger Marx, Les Relations entre les juifs et les catholiques dans la France de l’après-guerre, 1945-1965 (Sylvie Bernay)
- Emmanuel Levinas, Carnets de captivité et autres inédits. Oeuvres (Yves Chevrefils Desbiolles)
- Michèle Audin, Une histoire de Jacques Feldhau (Philippe Landau)