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Éditorial
Avec ce dossier sur les Juifs du Maghreb, Archives juives, revue d’histoire des Juifs de France certes, confirme son intérêt pour les communautés d’outre-Méditerranée. Quoi de plus naturel ? Le sort des Juifs d’Afrique du Nord ne fut-il pas transformé par la tutelle de la France et la volonté « régénératrice » de ses « Israélites » ? À leur tour, ces « Juifs du soleil » ne changèrent-ils pas le visage du judaïsme français, une fois transplantés en métropole dans les années 1960 ? Parions d’ailleurs que cette histoire est celle-là même de nombre de nos lecteurs, nés ou issus d’ascendants nés en Afrique du Nord…
Reste que l’approche thématique globale adoptée ici déconcertera peut-être, tant on est accoutumé à voir traiter en soi des Juifs d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie. Justifiée, indispensable même, l’approche « territoriale » l’est assurément par les multiples différences introduites par l’histoire entre les Juifs d’Afrique du Nord. C’était d’ailleurs le parti adopté par un précédent dossier consacré aux Juifs de Tunisie.
Mais, au delà des particularismes, n’a-t-il pas existé et n’existe-t-il pas encore un fond d’identité commune, confusément ressenti mais aussi essentiel ? Il nous a semblé que la tension – culturelle, affective mais aussi physique – entre Orient et Occident qui caractérise la condition des Juifs d’Afrique du Nord au cours de deux derniers siècles pouvait en fournir une clé de lecture. Juifs orientaux placés sous une commune égide française, ils sont, plus ou moins tôt, plus ou moins intensément, entrés dans le jeu des « négociations » et des accommodements avec l’Occident colonisateur et son cortège de bienfaits et de menaces mêlés, brutal parfois dans ses débuts, assassin même lors de la Shoah, mais pourvoyeur de chances de promotion et d’évasion hors de la Tradition et, par là même, artisan de leur séparation d’avec les Arabes. L’expérience du déracinement et de la transplantation en Palestine ottomane au XIXe siècle, en France, en Israël ou dans le Nouveau Monde ensuite, est un autre trait de leur sort historique, devenue généralité au cours du second XXe siècle. L’identité juive nord-africaine y a-t-elle résisté et peut-elle survivre dans ces conditions, et si oui, sous quelle forme ? Est-ce d’ailleurs une bonne façon de poser le problème ? S’il était un seul enseignement à tirer des études diverses présentées ici, ce serait la capacité remarquable des Juifs nord-africains à rester partout eux-mêmes, quitte à réinventer au besoin la tradition.
Dans ce numéro on trouvera de surcroît le premier article d’une jeune chercheuse, Lynda Khayat, sur les étudiants juifs étrangers à Strasbourg dans les années trente et la présentation par Ariel Danan, l’auteur de leur classement, du contenu des archives du Séminaire israélite de France, sans compter des notices biographiques inédites, des comptes-rendus de lecture, des informations etc. Variété des thèmes et des approches, concours d’auteurs débutants ou confirmés venus d’horizons variés, cette nouvelle livraison, illustrée comme à l’accoutumée par les soins diligents de Jean Laloum, est riche d’une humanité qui devrait séduire nos lecteurs.
C.Nicault
Sommaire
Dossier : Juifs du Maghreb entre Orient et Occident
Préface, « Les Juifs du Maghreb entre passion d’Occident et désirs d’Orient », par Benjamin Stora
Pas de résumé disponible pour l’instant.
L’exode des Juifs de Mascara, un épisode de la guerre entre Abd el-Kader et la France, par Valérie Assan
Diverses relations de la prise de Mascara par l’armée française le 7 décembre 1835 nous renseignent sur le sort qui fut celui des Juifs de l’Ouest algérien tout au long de la lutte de la France contre Abd el-Kader. La population juive de Mascara fut d’abord en butte aux massacres et aux pillages de la part des troupes de l’émir en déroute ; puis, par crainte de nouvelles exactions, les survivants, escortés par l’armée française, subirent un véritable exode jusqu’à Mostaganem, puis Oran. Deux documents dressés par l’administration française à l’occasion de la distribution d’un secours envoyé aux victimes par James de Rothschild permettent de mener une étude sociologique de la communauté juive de Mascara avant et après l’exil. On peut ainsi observer la dislocation et la nette paupérisation des réfugiés, ainsi que la nécessité de s’adapter à la guerre. En effet, certains Juifs, et plus particulièrement des hommes, choisirent de retourner au péril de leur vie à Mascara, passée de nouveau sous le contrôle d’Abd el-Kader. L’exemple des Juifs de Mascara montre qu’il est nécessaire de tenir compte de différents facteurs pour expliquer la stagnation démographique en Algérie au cours des années 1830 et 1840, malgré l’immigration de Juifs des pays voisins.
/ The exodus of the Jews from Mascara, an episode of the war between Abd el-Kader and France
Various accounts of the capture of Mascara on December 7th 1835 give us information about the fate of the Jews in the western part of Algeria, during the fight of France against Abd el-Kader. The Jewish population of Mascara was first exposed to massacres and plundering by the troops of the routed emir ; afterwards, fearing new violences, the survivors, under the escort of the French army, were forced to a real flight to Mostaganem and then to Oran. Two documents, drawn up by the French administration on the occasion of the sharing out of aids sent to the victims by James de Rothschild enable to draw a sociological study of the Jewish community of Mascara before and after the exodus. This study points out the break down and the real impoverishment of the refugees, as well as the necessity to adapt to the war. Indeed, some Jews, mostly men, chose to go back to Mascara controlled again by Abd el-Kader, at the risk of their lives. The case of these Jews of Mascara shows that various factors must be taken into account so as to explain the reasons for a demographic stagnation in Algeria between 1830and 1840, in spite of the immigration of Jews from neighboring countries.
Les Juifs » Moghrabi » en Palestine (1830-1903). Les enjeux de la protection française, par Rina Cohen
Quelques centaines de juifs d’Algérie arrivent en Palestine à partir de 1830. Leur insertion dans la province dépend de leurs relations avec les autorités ottomanes, des autorités consulaires françaises auprès desquels ils revendiquent la protection et de la communauté juive autochtone. Pour les autorités ottomanes, il s’agit d’une migration interne à l’Empire, qui n’implique pas de différence de statut par rapport à celui des communautés juives de Palestine. En revanche, les immigrants demandent à bénéficier de la protection française qui les dispense des devoirs imposés aux populations non-musulmanes. Le ministère français des Affaires étrangères, fixe les conditions d’attribution de ce privilège à ces « sujets français ». Le flou des critères d’appréciation définis par Paris permet aux consuls de mener leur propre politique en la matière, essentiellement guidée par le souci d’accroître leur capacité d’ingérence dans les affaires de la province ottomane. A partir des années 1880, lorsque le nombre des arrivants juifs prend de l’importance, la Sublime Porte leur interdit l’entrée dans la province – mesure inacceptable par les représentants français pour qui les Juifs sont des citoyens français à part entière depuis 1870.
/ The « Moghrabi » Jews in Palestine (1830-1903). The stakes of the French Protection
A few hundred of Jews coming from Algeria reach Palestine starting from 1830. Their integration in the province depends upon their contact with the Ottoman authority and with the French consular authority applying to them on the ground that they got assistance from the native Jewish community. The Ottoman administration considered that was a migration within the Empire, so that they will not get a different status from that of the Jewish communities in Palestine. As a matter of fact, the immigrants request to benefit protection by the French administration which would release them from the obligations forced upon the non-Islamic populations. The French Ministry of Foreign Affairs sets the conditions for obtaining this privilege for these « French subjects ». The vagueness of the requirements for the granting of this privilege as they are defined by Paris allows the Consul to practice his own way in the matter, mainly chosen because of the concerns of France for increasing interference into the affairs of the Ottoman province. Starting from 1880, when the number of Jewish immigrants increases, the Sublime Porte forbids them to enter the province – a measure unacceptable for the French representatives who consider the Jews have been citizens since 1870.
Des Juifs d’Afrique du Nord au Pletzl ? Une présence méconnue et des épreuves oubliées (1920-1945), par Jean Laloum
En plein Yiddishland parisien s’est établie dans l’entre-deux-guerres une communauté juive nord-africaine, algérienne surtout. C’est au sud du Marais, au delà de la rue de Rivoli, qu’elle a donné sa préférence, réussissant à y conserver intacts les modes de vie, les traditions et coutumes du pays quitté pourtant des années, voire des décennies, plus tôt. Ce fort particularisme, ainsi maintenu, a sérieusement contribué à limiter les contacts avec les coreligionnaires yiddishophones d’Europe centrale et orientale, bien plus nombreux dans ce secteur de la capitale. Pourtant l’acculturation et la modernité sont déjà à l’ouvre chez ces Juifs » orientaux « , se traduisant en particulier par des mariages mixtes, unions qui, pendant l’Occupation, vont s’avérer d’un grand secours. Par ailleurs, les traits partagés par les Juifs et les Arabes d’Afrique du Nord – la langue arabe, certains patronymes et prénoms – vont parfois contribuer à semer le trouble et la confusion chez les persécuteurs. Reste que la déportation décima malgré tout nombre de ces familles qui, pour avoir traversé la Méditerranée en des heures plus fastes, partagèrent le sort trop souvent funeste du judaïsme de France comme ses difficultés d’après-guerre : biens pillés, disparus, et appartements occupés.
/ Jews from North Africa at the Pletzl ? A presence unaccounted for and forgotten ordeals (1920-1945)
During the period between the two World Wars, a Jewish community from North Africa, mainly from Algeria, settled in the Parisian Yiddishland. The people of this community chose the southern part of the Marais district, on the other side of the Rivoli street, and thus succeeded in maintaining their ways of life unchanged, that were the habits and customs of the country they left years and even decades earlier. Owing to the power of these specific characteristics, the relations with their Yiddish-speaking coreligionists from Central and Oriental Europe, who were then more numerous in this area of Paris, were seriously restricted. And this, in spite of the fact that acculturation and modernity are already operating among these « oriental » Jews, for instance mixed marriages which will prove of great help during the Occupation. Moreover, some features which belonged in common to the Jews and the Arabs of North Africa – the Arabic language, certain surnames and names – will sometimes contribute to bring confusion and disarray among the persecutors. It remains that imprisonment in camps by the Nazis meant losses for many families, which, because they had crossed over the Mediterranean Sea in better times, shared the fatal destiny of the Jews in France as well as the hardships of after-war: plundered or missing property, flats taken up.
Du rapatrié au séfarade. L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord dans la société française : essai de bilan, par Colette Zytnicki
L’article se propose de faire un bilan – provisoire – de l’intégration des Juifs d’Afrique du Nord dans la société française du début des années 1960 à nos jours. Un premier point porte sur les changements suscités par l’arrivée de plus de 200 000 personnes dans la répartition géographique et démographique des Juifs de France, et met en évidence le profond renouvellement apporté par la migration issue du Maghreb. La seconde partie analyse les conditions et les résultats de l’intégration tant au plan collectif qu’individuel et aboutit à des conclusions nuancées : on peut parler d’intégration réussie si on prend en compte l’évolution du groupe sur plus d’une génération. Les enfants des migrants ont globalement profité des chances offertes par une société plus développée que celles que leurs parents avaient quittées. Enfin, nous suivons les transformations identitaires du groupe qui prend peu à peu conscience de sa spécificité au sein du judaïsme français et fait de plus en plus entendre ses voix, nourries de la culture et de la nostalgie des pays d’origine. Reste à savoir si cette identité séfarade est appelée à se pérenniser dans un monde où hommes et cultures se mêlent de plus en plus.
/ From the rapatried to Sephardics. Integration of the Jews from North Africa in the French Society : an attempt of assessment
This article intends to reach an assessment – a temporary one – of the integration of the Jews from North Africa in the French Society from 1960 to this day. First, let us point out the changing which occurred with the arrival of more than 200 000 persons, as concerns the geographical and demographical distribution of the Jews of France, and to underscore the deep renewing occurring thanks to that migration. The second part analyses the conditions and results of integration as a collective as well as an individual experience, and comes to qualified conclusions : it can be said that it was a successful integration if the evolution of the group for more than a generation is taken into account. On the whole the children of these migrants took advantage of the opportunities offered by a society more developed than that which their parents abandoned. Lastly, we observe the identity changes of the group which little by little becomes aware of its specificity in the midst of the French Judaism, and lets its voices be more and more audible, as they were fed with the culture and nostalgia of their original countries. There remains to know if this Sephardic identity will be allowed to last in a world where men and cultures get more and more mingled.
Reconfigurer le sacré : le culte des saints juifs marocains en Israël, par Yoram Bilu
Ces dernières années, Israël a été le lieu d’un étonnant renouveau des traditions » hagiolâtriques « . Les sanctuaires des saints d’autrefois rayonnent d’une nouvelle popularité, de nouveaux sanctuaires se sont ajoutés à la » géographie sacrée » d’origine et la liste des rabbins contemporains charismatiques reconnus comme tsaddiqim (au sing. tsaddiq) est en constante augmentation. Bien que le culte des saints dans l’Israël moderne transcende clairement les frontières ethniques, les Juifs marocains et leurs descendants jouent un rôle central dans ce renouveau. Notre objectif dans cet essai est triple : situer le culte des saints juifs marocains dans son contexte historique en explorant ses origines maghrébines et ses liens avec le maraboutisme indigène, aspect majeur de l’islam marocain ; chercher ensuite à présenter et à dresser la carte de ses diverses manifestations actuelles dans l’Israël d’aujourd’hui ; rendre compte enfin du caractère florissant de ces activités dans les villes de développement israéliennes.
/ Recentering the Sacred : Jewish Moroccan Saint Worship in Israel
In recent years Israel has witnessed an astonishing revival of hagiolatric traditions. Old-time saints’ sanctuaries ar glowing with renewed popularity ; new ones are being added to the native « sacred geography », and the list of contemporary charismatic rabbis acknowledged as tsaddikim is constantly growing. Although the cult of the saints in contemporary Israel definitely transcends narrow ethnical boundaries, the Jews from Morocco and their descendants have a central part in this revival. Our aim in this essay is threefold: situating Jewish Moroccan saint worship in the proper historical context exploring its Maghrebi roots and its links with local maraboutism, the main feature of Islam in Morocco ; then try and draw the map of its current manifestations in contemporary Israel ; lastly, to give an account for the fact that theses activities have been thriving in development towns, in the urban periphery of the country.
Mélanges
Les étudiants juifs étrangers à Strasbourg au tournant des années trente, par Lynda Khayat
La forte proportion d’étudiants étrangers inscrits à l’université de Strasbourg, en majorité Juifs de nationalité polonaise ou roumaine, victimes de l’antisémitisme dans leur pays d’origine, témoigne du pouvoir d’attraction particulièrement important exercé par les universités françaises en Europe centrale et sud-orientale au tournant des années trente. L’institution universitaire exerce une surveillance et un contrôle accru à l’égard de ces étudiants dans un contexte tendu, marqué par l’afflux d’étudiants israélites émigrés d’Allemagne à partir de 1933 et par les restrictions apportées en Pologne au système des équivalences pour les diplômes délivrés à l’étranger. Au sein de la société d’accueil, la crise économique engendre une montée de la xénophobie ; l’étudiant étranger est alors de plus en plus perçu comme un concurrent. Enfin au sein de cette micro-société que constitue l’Université, les étudiants juifs étrangers importent leurs conflits idéologiques, souvent violents, opposant les sionistes aux communistes.
/ The foreign Jewish students in Strasbourg at the turn of the thirties
The great number of foreign students registered by Strasbourg University, in majority Jews of Polish or Rumanian nationality, victims of anti-Semitism in their birth countries, brings to light the particularly important attraction of French Universities for students coming from Central and South-Oriental Europe at the turn of the thirties. The academic institution exerts a close watch and control over these students in a stressed environment, becoming still more difficult with the arrival of numerous Jewish students leaving Germany from 1933 and with the restrictive measures adopted by Poland for the equivalent ratings of foreign diplomas ; The hosting society undergoes an economical crisis which favors a rise of xenophobia ; therefore the foreign student is considered more and more as a rival. Lastly, in the midst of the micro-society of the University, the foreign Jewish students introduce conflicts, often violent ones, about Zionism against communism.
Archives
Les archives du Séminaire israélite de France. Les potentialités d’un fonds nouvellement classé, par Ariel Danan
Dictionnaire
Léon Geismar, gouverneur des colonies
Lectures
- Juifs et protestants en France, les affinités électives (XVIe-XXIe siècles), par Patrick Cabanel (Monique Lévy)
- Un engrenage fatal. L’UGIF face aux réalités de la Shoah 1941-1944, par Michel Laffitte (Jean Laloum)