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Éditorial
Les dossiers que publient Archives Juives sont parfois classiques. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne renouvellent pas notre connaissance et qu’ils ne suscitent pas notre curiosité. Bien au contraire. Mais certains sujets sortent de l’ordinaire. Ils reposent sur une réflexion originale, sur des recherches peu fréquentes, sur des conclusions inattendues. C’est le cas du dossier que nous proposons sur l’espace mental et géographique des Juifs. Il est vrai que l’histoire des Juifs occupe une place prépondérante, voire obsédante. Nous ne cessons pas de nous interroger sur la succession des époques, sur les changements qu’a entraînés le passage des siècles, sur les bouleversements qui ont frappé, en bien ou en mal, les communautés juives. Dans une large mesure, c’est le temps qui domine notre réflexion. Au risque, comme nous le fait remarquer Y. H. Yerushalmi, de mettre en relief la division, voire l’hétérogénéité plutôt que l’unité et la communauté.
Cette fois-ci, c’est à l’espace, donc à la géographie que nous faisons appel. Non pas seulement les lieux que les Juifs ont habités et qui comportent leur spécificité, mais aussi les espaces imaginaires. En quoi se distinguent-ils des lieux et des espaces qu’occupent les autres ? Dans le même temps, une autre question surgit. Les espaces juifs ne sont nullement identiques. Au delà de leur diversité revient pourtant la même impression. Pourquoi devine-t-on la présence juive, avant même de rencontrer les habitants d’un quartier, d’un village ou d’une petite ville, et d’en découvrir les bâtiments ?
Voilà quelques-unes des questions, auxquelles répondent les études d’Aline Benain, d’Anne Zink, d’Évelyne Oliel-Grausz et de Georges Weill. Ce voyage merveilleux, minutieusement reconstitué, n’exclut pas la référence au temps. Il la complète, l’illustre et l’enrichit. De Bayonne à l’Alsace en passant par Paris, du Moyen Âge au siècle que nous venons à peine de quitter, nos auteurs nous dépaysent et, dans le même temps, nous font prendre conscience de ce qui fut, des racines elles-mêmes qui éclairent l’histoire des Juifs de France. Somme toute, la représentation des mondes juifs est plus complète, plus saisissante lorsqu’elle repose sur l’histoire et la géographie, avec tous les ingrédients culturels que supposent l’une et l’autre de ces aires intellectuelles.
Ce numéro d’Archives Juives nous livre d’autres richesses. Comme d’habitude, nous donnons une large place aux Mélanges et aux notices biographiques qui entreront dans un dictionnaire à venir. Et quel que soit le domaine de la recherche, nous entendons réserver une place importante aux jeunes chercheurs. Nous leur offrons la possibilité de publier leurs travaux aux côtés de chercheurs chevronnés. C’est un grand avantage pour les uns et pour les autres. C’est aussi ce qui fait la spécificité de notre revue. Oserais-je ajouter que c’est ce qui en fait l’une des qualités principales ? Il y a aujourd’hui, tout particulièrement dans le domaine des études juives, une vitalité, une originalité qui témoignent de leur dynamisme et de leur renouvellement.
A.Kaspi
Sommaire
Dossier : L’espace des juifs : Représentations et géographie.
Introduction : » Bâtissez des maisons et habitez-les » (Jérémie 29, 5) : trouver une place, construire un espace, par Aline Benain
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L’émergence de Saint-Esprit- lès-Bayonne. La place d’une ville nouvelle dans l’espace juif à l’époque moderne, par Anne Zink
Des familles de Portugais installés, en face de Bayonne qui ne les admettait pas, dans la petite seigneurie de Saint-Esprit où il leur était possible de vivre dans le judaïsme ont patiemment mis hors d’eau la berge de l’Adour auparavant inondée deux fois par jour. Ils se créent ainsi un espace urbain qui se bâtit au cours du XVIIe siècle. A Bayonne, de jour, se traitent les affaires ; à Saint-Esprit est réservée la vie familiale et religieuse. Leur position dans le royaume de France, plus fragile que celle de leurs voisins chrétiens, leur donne une conscience plus aiguë de la nécessité de la protection royale et de la polarisation de l’espace français vers le roi et sa cour. Ils participent en outre de l’espace de la diaspora séfarade atlantique grâce aux liens très concrets de nature familiale tissés par les mariages contractés de génération en génération entre leurs familles et celles des Portugais de Londres, d’Amsterdam, de Hambourg.
/ Saint-Esprit-lès-Bayonne rising up. The situation of a new town in the Jewish space during the Modern Era
Families of Portuguese origin settled in the Saint-Esprit’s seigniory facing Bayonne, a city where they could not be admitted. There they were allowed to live a Jewish life and they worked patiently and succeeded in settling out of reach of water the bank of the river Adour that up till then got under water twice a day. Thus an urban space was created which grew during the XVIIth century. In Bayonne people dealt with their various items of business during the day ; their family and religious life was spent in Saint-Esprit. Their bearings in the realm of France more vulnerable than those of their Christian neighbors, made them still more aware of the necessity to seek the protection of the king and of the fact that the French space was all dedicated to the king and his court. Moreover they belonged to the western Sephardic diaspora thanks to very strong family links, established through marriages which were made, one generation after another, between their families and those of Portuguese Jews from London, Amsterdam and Hamburg.
Droit et espace séfarade : Jacob Rodrigues Pereire et l’extension des privilèges. Du royaume à la Nation, par Évelyne Oliel-Grausz
A partir d’une réflexion sur la tentative élaborée en 1777 par Jacob Rodrigues Pereire d’établir un document de voyage et d’identité propres aux Juifs portugais d’Europe occidentale désireux de se rendre à Paris, l’auteur s’interroge sur le rapport à l’espace de ce groupe des Portugais à partir de l’observatoire français. Une triple contextualisation de cette entreprise est proposée : la démarche de Pereire vise d’abord repousser les limites géographiques des privilèges reconnus aux Portugais pour les étendre à l’ensemble du royaume ; à la dimension de l’espace juridique s’ajoute la dimension d’un espace vécu facteur d’une identité séfarade qui se définit à la fois dans l’appartenance à l’espace diasporique et dans la distinction d’avec les autres Juifs ; les combats de Pereire pour la défense des privilèges enfin invitent à confronter les problématiques liées au statut des Juifs avec l’évolution du droit des gens et en particulier de la condition juridique de l’étranger au siècle des Lumières.
/ Law and Sephardic space : Jacob Rodrigues Pereire and the expansion of privileges, from kingdom to nation
From a reflection about the attempt of Jacob Rodrigues Pereire to establish in 1777 a travel permit and an identity card for the sole Portuguese Jews from Western Europe who wished to travel to Paris, the author wonders about how to explain the relation this group of Portuguese bears to space from the French observation post. A threefold structure is suggested : this step of Pereire is aimed first at extending the geographic borders of the privileges granted to the Portuguese so as to apply them to the entire kingdom ; together with the width of the legal space, he cares about the width of their real-life space since it helps to maintain a Sephardic identity which can be defined both by their belonging to the diasporic space and by the setting apart from the other Jews ; lastly, the endeavors of Pereire for the protection of these privileges urge to compare the problems nurtured by the status of the Jews with the development of the rights of people and more specifically of the legal status of the foreigner in the age of the Enlightenment.
Espaces réels et espaces imaginaires chez les Juifs d’Alsace du Moyen Âge au XIXe siècle, par Georges Weill
L’appréciation narquoise du poète Claude Vigée, peignant les Juifs d’Alsace en 1930 comme imbus d’eux mêmes et ne ressentant qu’aversion pour ceux d’une autre origine, ne rend pas forcément compte des réalités politiques, sociales et culturelles qui ont structuré au cours des siècles leur espace réel et imaginaire. Enfermés dans des structures réglementaires contraignantes, ayant longtemps vécu en autarcie économique, communautaire et religieuse au niveau de petites communautés rurales, ils ont été fortement liés au judaïsme allemand dont ils sont issus dans leur majorité par immigration et dont ils subissent le tropisme culturel. Cette autarcie a laissé des marques toujours vivantes dans leur mentalité. Au XIXe siècle cependant, leur horizon s’élargit à la citoyenneté française sur l’ensemble du territoire de la France à la suite de l’Emancipation et au reste du monde connu, surtout le continent américain, vers lequel quantité d’entre eux émigrent déjà bien avant 1870.
/ Realistic and imaginary spaces of the Jews in Alsace, from the Middle-Ages to the XIXth century
The poet Claude Vigée, in 1930, made a sardonic assessment, describing the Jews in Alsace as people full of self importance and strongly disliking those of another origin. This does not necessarily account for the political, social and cultural surroundings that have structured for centuries their realistic and imaginary spaces. Confined by restricting regulations, and also because they have lived for a long time as economical, community and religious autarchies in small rural communities, they had strong links with the German Judaïsm which they mainly originated from by immigration and the cultural influence of which they were submitted to. These autarchies left vivid marks on their behavior. During the XIXth century however, their horizon opened up to the French citizenship throughout the whole territory of France thanks to the emancipation acts, and to the known world, mainly the American continent, to which many of them emigrated as early as years before 1870.
Apprivoiser la langue pour construire l’espace : les Juifs immigrés yiddishophones à Paris, par Aline Benain
L’analyse de la langue, parce que celle-ci est à la fois matrice et expression de l’identité doit occuper une place importante dans l’étude des phénomènes migratoires et dans la mise en place des problématiques liées au mode et modalités d’appréhension spatiale d’un groupe humain. Les immigrants yiddishophones qui s’installent à Paris ne connaissent pas le français et ne maîtrisent pas l’alphabet latin. Les publications en langue yiddish qui leur sont destinées doivent tenir compte de cette double ignorance. Ce qui doit absolument être compris est non seulement traduit mais aussi translittéré, c’est-à-dire restitué en caractères hébraïques. L’étude des différents lexiques qui subissent ce double traitement permet de saisir la manière dont peu à peu par le langage, l’espace nouveau où il s’agit désormais de vivre est apprivoisé et conquis.
/ Mastering the language as a means to construct the space : the Yiddish speaking Jewish immigrants in Paris
The study of the language, since this is altogether a mould for and an expression of the identity, must be considered important in the study of migratory movements and of the solutions of problems which deal with the system and methods used by a human group to apprehend its own space. Yiddish speaking immigrants who settle in Paris do not speak French and cannot master the Latin alphabet. The Yiddish publications dedicated to these people must bear in mind these two gaps in their knowledge. What needs be understood plainly is translated and transliterated as well, which means rewritten in Hebraic letters. The analysis of the various glossaries which are managed with this way of writing enables to understand how the new space where these people settle is progressively tamed and conquered.
Mélanges
Les synagogues dans l’Algérie coloniale au XIXe siècle, par Valérie Assan
Oratoires retirés sous la domination turque, souvent minuscules et délabrées, majoritairement privées, mais la plupart du temps remplies d’un riche passé religieux et historique et ainsi lieux de mémoire, les synagogues algériennes après la conquête française furent victimes d’énormes destructions en raison des travaux de voirie utiles à l’administration française, militaire comme civile. Quand les consistoires algériens furent créés, les synagogues devinrent un enjeu pour l’administration consistoriale et les rabbins venus de France, et le problème se compliqua de l’appropriation des lieux de prière par l’Etat, pourvoyeur de fonds usant d’un droit de regard sur les travaux. La construction des synagogues dépendit alors des conceptions ambigües que l’administration coloniale se faisait des Juifs. Les nombreuses et grandes synagogues construites alors n’apparurent pas suffisantes pour répondre à l’explosion démographique de la population juive d’Algérie, les lois furent peu appliquées, et en fin de compte le culte demeura entre les mains des rabbins indigènes. Même si la fin du siècle vit un changement d’orientation lié à l’émergence d’une classe moyenne désireuse de s’assimiler, les pratiques cultuelles restèrent largement traditionnelles
/ Synagogues in colonial Algeria in the XIXth century
Secluded places of worship under the Turkish rule, often tiny and decaying, mainly private, but most of the time full of a rich religious and historical past and thus actual places of memory, the Algerian synagogues after the French conquest were victims of huge destructions because of road works needed by the French administration, military as well as civilian. When Algerians consistories were created synagogues became ideological and political stakes for the consistorial administration and the rabbis coming over from France, and the problem got more complicated because of the appropriation of the places of worship by the State which provided grants and had the right to inspect the works. Building synagogues was then submitted to the ambiguous look of the colonial administration upon the Jews. The great many new synagogues did not appear sufficient to keep up with the demographic burst of the Jewish population, the rules were far from being obeyed, and, on the spot, worshipping remains un the hands of the indigenous rabbis. Even if, by the end of the century, a new trend is initiated because of the constitution of a middle-class aiming at assimilation, the ritual practices remain widely traditional.
Une expression du » Réveil juif » des années vingt : la revue Menorah (1922-1933), par Nadia Malinovich
Parmi la vingtaine de revues juives de langue française nées dans le sillage du » Réveil juif » des années vingt, Menorah est non seulement l’une des premières mais l’une de celles qui ont vécu le plus longtemps. Financée à l’origine par l’Organisation sioniste mondiale, elle est créée par Jacques Camhy et M. O. Camhy et dirigée, à partir de 1924, par Gustave Kahn. L’étude de sa ligne éditoriale et de ses sujets de prédilection est particulièrement révélatrice des tendances du sionisme français de l’époque, du rapprochement en particulier entre le nationalisme juif et des idéaux progressistes de Justice et de Paix chers à la » génération de Genève « , ainsi que de la culture et de l’identité juives.
/ An expression of the « Jewish Revival » in the twenties : the review Menorah, 1922-1933
Among the Jewish reviews born in France in the wake of the « Jewish Revival » in the twenties, Menorah was one of the first as well as one of those which lasted fot the longest time. Originally financed by the World Zionist Organization, it was created by Jacques and M.O. Camhy, and had been managed since 1924 by Gustave Kahn. The analysis of its editorial politics and its choice of themes reveal the tendencies of the French Zionism in those years, and more specifically of the coming together between Jewish nationalism and the progressist ideals of Justice and Peace dear to the ‘Geneva generation » and of the Jewish culture and identity
Les Français israélites et l’accession au pouvoir de Léon Blum, à travers L’Univers israélite, par Ariel Danan
L’arrivée au pouvoir de Léon Blum, premier Israélite à diriger l’Exécutif en France, en juin 1936, constitue un moment important de la vie des Français israélites. Les réactions – étudiées à travers l’hebdomadaire communautaire le plus diffusé, l’Univers israélite – sont mitigées. Durant la campagne électorale, afin de répondre aux attaques antisémites, l’Univers s’attache à bien marquer la séparation entre politique et religion : il invite ses lecteurs à ne pas voter a priori pour Léon Blum. Le journal consistorial consacre peu de place aux premières réformes du Président du Conseil. Il ne rend compte que d’une assemblée de commerçants, industriels et artisans s’inquiétant de ne pouvoir continuer à respecter le Shabbat à cause de la loi fixant le temps de travail hebdomadaire à 40 heures. Cependant, la volonté de neutralité de l’Univers est contestée par une partie des Juifs, notamment les membres de la LICA. La controverse se fait virulente lorsque, le 14 juin 1936, le consistoire de Paris accepte d’organiser une cérémonie en souvenir des Israélites tombés au champ d’honneur en 1914-1918, à la demande de l’organisation nationaliste des « Croix de Feu ».
/ The French Israelites and the accession of Leon Blum to power, as related by the Univers israélite
The coming to power of Leon Blum, the first Israelite to reach executive power in France, in June 1936, figures an important event in the lives of the French Israelites. The reaction to that event – as related by the most distributed communautary weekly, the Univers israélite – are mixed. During the electoral campaign, as a means to lessen the anti-Semitic critics, the Univers endeavors to divide politics from religion : it suggests its readers not to elect Leon Blum only because they are biased toward him. The consistorial weekly devotes few lines to the first reforms of the Prime Minister. It just relates about a meeting held by traders, industry managers and craftsmen who worry about theem not being able to maintain their observance of Shabbat because of the law which determines the 40 hours weekly work. However, this attitude of neutrality of the Univers is questioned by some of the Jews, specifically members of the LICA. The controversy grows more acrimonious when, upon June 14th 1936, the consistory of Paris agrees to organize a commemoration for the Israelites killed on the field of honor during the First World War in order to meet the demand of the Nationalist Organization, the « Croix de Feu « .
Recherches
Les instituteurs de l’Alliance israélite universelle (1860-1939). Etude à partir de l’outil informatique et statistique, par Ariel Danan
Dictionnaire
- Haïm Bliah
- Michel Lévy
- Famille Michel-Lévy
- Mathilde Salomon
- Henri Schilli
- Léon Weidenbach
Lectures
- Les relations entre les Juifs du Nord-Est de la France et le Gouvernement de la Restauration, par Gilbert Roos (Monique Lévy)
- Banquiers et financiers parisiens, par Nicolas Stoskopf (Jean-Claude Daumas)
- Bernard Lazare, par Philippe Oriol (Sylvain Boulouque)
- La Naturalisation des Juifs en France au XIXe siècle. Le choix de l’intégration, par Anne Lifshitz-Krams (Monique Lévy)
- Juifs et musumans en Tunisie. Fraternité et déchirements, collectif (Monique Lévy)