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Éditorial
Le dossier de ce nouveau numéro d’Archives juives est consacré aux cimetières juifs en France. Cette thématique est moins surprenante qu’il n’y paraît à première vue. Si les lieux d’inhumation suscitent un regain d’attention parmi les chercheurs, c’est parce qu’ils constituent une source à part entière pour écrire l’histoire, et particulièrement l’histoire des Juifs en France. Ces lieux spécifiques attestent en effet une présence juive fort ancienne dans l’hexagone : l’archéologie confirme que des Juifs vivaient sur notre territoire dès la période gallo-romaine et le haut Moyen Âge. Il suffit de rappeler que l’agrandissement, en 1849, de la librairie Hachette, située rue Pierre-Sarrazin, au cœur du Quartier latin, permit de mettre au jour les vestiges d’une nécropole juive de l’époque médiévale. Voilà de quoi étonner le promeneur curieux de mieux saisir son environnement !
Les médiévistes nous informent que l’émergence des cimetières juifs en Europe correspond à celle de communautés juives organisées. L’apparition à différentes périodes de cimetières autorisés est aussi le signe d’une tolérance progressivement acquise. Outre qu’il renseigne sur le degré d’intégration, voire d’acculturation des Juifs, ce patrimoine particulier est un témoignage sur les rites funéraires, dont on connaît l’importance dans le judaïsme, et sur leurs variations dans le temps. Désigné en hébreu comme la « maison des vivants » (beth-hayim), le cimetière recèle également, dans une perspective scientifique, une mine d’informations d’ordre épigraphique, onomastique, généalogique, sociologique, culturel, esthétique…
L’intérêt des historiens du judaïsme pour ce domaine est ancien. Plusieurs contributions du dossier conduit par l’historien et archiviste Philippe Landau précisent les étapes de l’essor de ce champ d’étude. Parmi celles-ci, nous nous bornerons à citer les travaux épigraphiques et historiques sur l’époque médiévale publiés dans les années 1970-1980 par Bernhard Blumenkranz et Gérard Nahon. Au cours des dernières décennies, la connaissance s’est profondément renouvelée. La détermination d’une poignée de chercheurs, ajoutée à la mise en place d’une véritable politique nationale d’archéologie préventive et aux progrès scientifiques et technologiques, ont permis de découvrir de nouveaux sites, mais aussi d’inventorier et d’analyser une quantité impressionnante de données à des échelles inespérées, ouvrant de nouvelles perspectives pour appréhender les mondes défunts. Une urgence au regard de la fragilité du patrimoine funéraire, sans compter que le cimetière devient parfois un lieu de tensions, la recherche scientifique se heurtant de plus en plus souvent à certaines pressions.
La rédaction d’Archives juives vous invite donc, loin de toute fascination morbide, à une exploration de l’histoire et de la géographie du judaïsme en France au travers de ces « bibliothèques de pierre » que sont les lieux d’inhumation. Ce dossier est complété par plusieurs comptes rendus de lecture.
V.Assan
Sommaire
Dossier : Les cimetières juifs en France : histoire, mémoire, patrimoine
Les cimetières juifs, de l’histoire à la mémoire. Introduction, par Philippe Landau
Parce qu’il tente de comprendre et d’expliquer le passé et le vécu des hommes, chaque historien est en contact avec les morts. Il fait appel à eux pour saisir les rites funéraires des vivants et appréhender l’impact des religions sur les civilisations. Si une historiographie abondante retrace l’évolution des cimetières chrétien, les espaces funéraires des communautés sont restés longtemps peu étudiés. Ce n’est qu’au milieu des années 1970, sur les pas des études pionnières d’Éliakim Carmoly et de Moïse Schwab, que l’historiographie juive s’est emparée de ce sujet, essentiellement par l’intermédiaire des vestiges archéologiques hérités du monde médiéval. Les travaux sur les « supports matériels de la pratique religieuse » des communautés juives au Moyen Âge paraissent sous la plume de Gérard Nahon. La décennie suivante, ils sont enrichis par la publication d’un immense travail réalisé par l’équipe CNRS de la Nouvelle Gallia Judaïca autour de Bernhard Blumenkranz, établissant un inventaire des édifices les plus importants des communautés juives telles les synagogues, les bains rituels et les cimetières. L’histoire culturelle succède alors à celle des mentalités, permettant à une nouvelle génération de défricher d’autres horizons sous le prisme de l’anthropologie, comme l’illustrent les travaux de Sylvie Anne Goldberg et Patricia Hidiroglou.
/ Jewish cemeteries in France: history, memory and heritage. Introduction
English summary not yet available.
Les cimetières juifs, une source majeure pour les historiens, par Max Polonovski
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/ Jewish cemeteries, a major source for historians
Jewish cemeteries are an essential component of Jewish heritage. Unlike synagogues or Jewish museums, these composite sites, made up of dozens, hundreds or thousands of individual monuments, are all linked by a collective belonging and a common historical, sociological, religious, and communal meaning. The specificity of Jewish cemeteries that makes them a heritage issue is their religious tradition, which views burial as an eternal resting place, and forbids relocation or reburial. This article considers the heritage value of Jewish cemeteries in its three main aspects: decorative, scriptural, and archaeological.
Archéologie des cimetières juifs médiévaux en France, par Paul Salmona
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/ Archaeology of medieval Jewish cemeteries in France
Home to three-quarters of France’s Jews on the eve of the French Revolution, Alsace and Lorraine mark the western frontier of traditional Ashkenazi Jewry. Moselle and Alsace are marked by rural Judaism, characterized by a multitude of small communities. The capital of French Judaism in the early 19th century, Metz was later dethroned by Paris. This heritage – combined with the fact that, with the German annexation of 1871-1919, three French departments were not affected by the major secular laws of the Third Republic – explains why Alsace and Lorraine still have very distinctive features within the French Jewish landscape, and are home to almost 80 % of the nation’s Jewish heritage, including more than 130 cemeteries that are at least partially preserved (out of more than 170 documented). This article traces the history of the cemeteries in these two regions, highlighting the common features or, on the contrary, the specific features of each territory. It will focus on the constraints represented by respect for Jewish law (halakhah) and the gradual influence, particularly from the mid-19th century onwards, of the models and values of the surrounding society.
Les cimetières juifs d’Alsace et de Lorraine, un patrimoine exceptionnel, par Claire Decomps
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/ The Jewish cemeteries of Alsace and Lorraine, an exceptional heritage
According to textual sources, there are some 140 Jewish cemeteries dating from the Middle Ages in present-day France. Few of these have been precisely located, and even fewer have been studied by archaeologists, as only five “houses of the living” have been scientifically excavated. Stripped of their steles after the expulsions, they have disappeared from the landscape. However, in some forty towns, inscriptions found off-site provide irreplaceable “archives of the soil” (Leroi-Gourhan). What do these sites contribute to our knowledge of medieval Judaism? What problems does the excavation of these exceptional sources of knowledge pose? How can we advance the study of these sites?
L’inventaire du cimetière juif de Bayonne (1654-1806) : les richesses d’une bibliothèque de pierre, par Philippe Pierret
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/ The Inventory of Bayonne’s Jewish Cemetery (1654-1806): The Riches of a Stone Library
This contribution introduces the reader to a few little-known aspects of France’s Jewish burial heritage. Today, we have an epigraphic and digital inventory of the largest Sephardic burial ground in Aquitaine. It is a computerized tool that stores the results of eight summer workcamp campaigns carried out in collaboration with young European volunteers from Aktion Sühnezeichen Friedensdienste (Berlin-Brussels). The data contained in the inventory, selected, and combined according to different sorting keys, brings to light information enabling various historical, sociological, epigraphic, artistic and genealogical researches.
Intégration et disparition d’une communauté : le « cimetière israélite » de Chaumont, par Théodora Jarrassé-Raquillet et Dominique Jarrassé.
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/ Integration and disappearance of a community: The “Israelite cemetery” of Chaumont
Paradoxically, the cemetery is a community and a bond of identity; its autonomy is a major survival issue. It is also a place of remembrance, but sometimes in a precarious way, under the pressure of both social integration processes and French legislation on burials. Chaumont’s “Israelite cemetery”, a section of the communal cemetery known as “Clamart” that began operating in the 1870s, has largely disappeared. By combining historical, sociological, legal, and funerary art analyses, this Jewish section of the Chaumont cemetery provides an insight into the issues surrounding Jewish burial in French society between 1880 and 1930. It reveals the integration and forms of dejudaization, and even the diminishing visibility of this place where the community has faded to the point of obliteration, since the application of the law on the repossession of graves substituted Catholic deceased in the sections initially conceived as forming an “Israelite cemetery”. A few notables’ vaults – including those of three mayors of Chaumont – are now the only evidence left of this community.
Sépultures et lieux de mémoire des Juifs de Tunisie morts pour la France, par Marie-Anne Guez
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/ Graves and memorial sites of Tunisian Jews who died for France
Nearly 450 Jews from Tunisia fought in the French army in the First World War, either as volunteers or as mobilized soldiers. Eighty-three of them died, but only five of their graves have been found. How can we explain this low toll? Did the graves indicate that they belonged to the Jewish religion? How can we ensure that these men are remembered? This article sets out the various issues surrounding the graves and memorial sites of the Tunisian Jews who died for France.
Les archives des inhumations à Paris sous l’Occupation, par Johanna Lehr
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/ Burial archives in Paris during the German Occupation
The aim of this article is to provide a didactic overview of the various archives available to researchers, whether professional or amateur, wishing to trace a Jewish person buried in Paris during the Occupation. It takes the form of a short, practical guide based on personal experience of tracing Jews who died in the Drancy camp and provides specific examples of the cross-use of these various documents.
Enterrer ses morts selon la loi juive en France : les défis contemporains, par Frédéric Strack
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/ Burying the dead according to Jewish law in France: Contemporary challenges
Jewish burial practices are not just a matter for historical research. And for good reason as in France, Orthodox and traditionalist Jews are facing a major challenge today. Cremation, rigorously regulated by religious texts, is becoming more and more likely because of changes in the legal and administrative framework. Orthodox and traditionalist Jews are certainly trying to adapt to this constrained framework, by using consistory cemeteries. But the viability of these arrangements remains to be seen.
Lectures
Devi Mays, Forging Ties, Forging Passports : Migration and the Modern Sephardi Diaspora (Stanford University Press, 2020), par Nadia Malinovich
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Forging Ties, Forging Passports retrace les circulations des Juifs sépharades entre le monde ottoman et les Amériques (principalement le Mexique) au tournant des xix e siècle et xx e siècle. Les trajectoires complexes de migration, d’installation et de citoyenneté des sujets étudiés montrent que, pour la plupart d’entre eux, il n’était pas question d’une immigration unique ni définitive depuis le monde Ottoman à un endroit précis au Mexique, aux États-Unis, en France ou ailleurs. S’appuyant sur un large éventail de recherches archivistiques – dossiers de naturalisation, manifestes de navires, affaires judiciaires civiles et pénales, correspondance, ainsi que la presse, les mémoires et les archives orales –, Mays raconte l’histoire de personnes « hyper-mobiles » : les protagonistes de son récit ont en effet tissé une grande variété de liens politiques, économiques, culturels et sociaux, ainsi que des ancrages identitaires au fil du temps et de l’espace. Pour ces marchands sépharades originaires du monde ottoman, le « movement rather than statis » (le mouvement plutôt que l’immobilité) était la norme et le concept d’appartenance à un seul État-nation n’avait guère de sens. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le durcissement des frontières au sein de l’espace politique, autrefois plus vaste, de l’Empire ottoman et l’imposition de lois restrictives sur l’immigration et la naturalisation, au Mexique et ailleurs, mirent fin à un mode de vie transnational qui avait été pendant plusieurs décennies tout à fait naturel pour les protagonistes évoqués par Devi Mays…
Joseph Voignac, Juive et républicaine. L’école Maïmonide, Paris, Éditions de l’Antilope, 2022, par Valérie Assan
Fondée en 1935, l’école Maïmonide a longtemps présenté une véritable originalité dans le paysage éducatif juif français. Or, en l’absence d’archives de l’établissement hormis pour la période la plus récente, et même si plusieurs travaux (comme ceux de Johanna Lehr) ont souligné son rôle dans les recompositions de l’éducation juive après-guerre, aucun ouvrage n’avait été jusqu’ici consacré à son histoire. Joseph Voignac, lui-même un ancien élève de ce lycée, propose avec ce livre un récit clair et d’une lecture agréable à partir de sources diverses – principalement des articles de presse, des documents des archives municipales de la ville de Boulogne-Billancourt, des témoignages publiés par d’anciens élèves et une quarantaine d’entretiens menés par l’auteur avec différents acteurs.
La fondation et les premières années de l’école Maïmonide sont dominées par la figure de Marcus Cohn. C’est à ce jeune et brillant pédagogue alsacien – à l’âge de 24 ans, il est déjà sous-directeur des programmes religieux de l’École rabbinique de la rue Vauquelin et maître de conférences à l’École pratique des hautes études – que le consistoire de Paris confie un rapport sur l’éducation juive en France. Depuis le début du xix e siècle, celle-ci se limitait à l’enseignement primaire et à l’instruction religieuse destinée aux enfants. Les dirigeants des instances juives françaises redoutent que le processus d’intégration et d’assimilation des Français israélites n’entraîne la déjudaïsation d’une bonne partie d’entre eux…
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Martine Cohen, Fin du franco-judaïsme ? Quelle place pour les Juifs dans une France multiculturelle ?, préface de Denis Charbit (Presses universitaires de Rennes, 2022), par Nadia Malinovich
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/ Martine Cohen, Fin du franco-judaïsme ? Quelle place pour les Juifs dans une France multiculturelle ?, foreword by Denis Charbit (Presses universitaires de Rennes, 2022)
According to textual sources, there are some 140 Jewish cemeteries dating from the Middle Ages in present-day France. Few of these have been precisely located, and even fewer have been studied by archaeologists, as only five “houses of the living” have been scientifically excavated. Stripped of their steles after the expulsions, they have disappeared from the landscape. However, in some forty towns, inscriptions found off-site provide irreplaceable “archives of the soil” (Leroi-Gourhan). What do these sites contribute to our knowledge of medieval Judaism? What problems does the excavation of these exceptional sources of knowledge pose? How can we advance the study of these sites?
Jean Laloum, Dépouiller en toute légalité. L’aryanisation économique des biens juifs en Algérie par le régime de Vichy (1941-1942), préface de Philippe Portier, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. 54, 2023, par Valérie Assan
Dans la mémoire individuelle et collective des Juifs d’Algérie, la période de Vichy a le plus souvent laissé la trace, indélébile pour certains d’entre eux, de ces deux traumatismes : le retrait de la citoyenneté par la loi du 7 octobre 1940 portant abrogation du décret Crémieux et, pour les plus jeunes, l’expérience d’être chassé de l’école publique. Au-delà de ces seules mesures, la législation antijuive de l’État français fut appliquée dans la colonie et dans les deux protectorats de Tunisie et du Maroc, mais avec quelques adaptations et selon une chronologie propre à chaque territoire. Nullement dictée par l’Allemagne nazie, cette politique de mise à l’index des Juifs était exclusivement due à l’initiative du gouvernement de Vichy. En outre, la violence antisémite qui se manifestait dans la colonie depuis le dernier quart du xix e siècle touchait tous les aspects de la vie quotidienne dans leurs moindres détails, comme en témoignent les « petites annonces classées » de la presse d’information analysées par Jean Laloum.
C’est dans ce cadre que les autorités françaises se livrèrent à une spoliation légale des biens juifs, qualifiée d’« aryanisation économique » selon une terminologie d’inspiration nazie, et ce afin d’« éliminer toute influence juive » dans l’économie. Est-ce parce qu’elle fut de courte durée – du fait du débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 – que cette forme de ségrégation et de persécution n’avait pas été jusqu’ici étudiée par l’historiographie …
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