Découvrir
Éditorial
Des millions de pages ont été publiées sur l’antisémitisme. Les unes nourrissent cette aberration ; les autres, la dénoncent. Rien ne laisse penser que le flot des publications puisse diminuer dans les années à venir. En revanche, le philosémitisme fait figure de parent pauvre. On sait qu’il existe. Et pourtant, on hésite à l’évoquer, comme s’il était plus excitant de traiter des mauvais sentiments plutôt que des bons, comme si l’on estimait que l’adversaire, sain d’esprit ou paranoïaque, méritait une attention plus soutenue que l’ami raisonnable et affectueux.
Nous avons voulu rompre avec cette regrettable habitude. Voilà pourquoi nous consacrons notre dossier au philosémitisme. Et nous en avons confié la direction à Ralph Schor, professeur à l’Université de Nice, l’un des meilleurs historiens de l’antisémitisme d’avant la Seconde Guerre mondiale. Inévitablement, l’enquête conduit du côté des catholiques et des protestants. C’est que le philosémitisme suppose une familiarité, une compréhension de la pensée juive. Cette proximité s’acquiert par la lecture de la Torah, des prophètes et « des écrits ». Elle requiert le respect, la compréhension de l’autre. Les personnalités que nous rencontrons sur ce chemin sont diverses : Oscar de Férenzy, le P. Bonsirven, le P. Riquet, le P. Valensin, le P. Démann ne défendent pas les mêmes points de vue, bien que l’on puisse les réunir dans l’amitié entre Juifs et chrétiens. Les deux pasteurs qui complètent notre tableau expriment, à leur tour, une sensibilité toute particulière. Inlassablement, ils ont défendu des positions qui n’étaient pas majoritaires dans leur milieu social et intellectuel. Ils ont exercé sur leur époque une influence plus ou moins forte. Ils ont ouvert la voie à ce que l’on dénomme le rapprochement judéo-chrétien.
Quoi qu’il en soit, voilà un dossier très riche, dense et utile. Nos lecteurs ne nous tiendront pas rigueur d’avoir exceptionnellement sacrifié telle ou telle rubrique au profit d’une analyse que l’on fait rarement. Et, comme d’habitude, nous recueillerons avec le plus grand intérêt les commentaires ou les informations complémentaires.
L’article de Philippe Landau sur les conversions dans l’élite juive à Strasbourg sert, dans une certaine mesure, de contrepoint. Le philosémitisme, sincère et profondément amical, ne conduit pas au prosélytisme. La conversion, elle, participe d’une autre logique. Elle est ralliement, renoncement aux racines, dans le meilleur des cas découverte d’une autre spiritualité. Il est vrai que, sous la Restauration, le contexte politique et social ne ressemblait guère à celui du xxe siècle.
Au total, ce numéro d’Archives Juives reste fidèle à notre ligne de conduite. Nous continuons à publier des études originales, qu’elles soient écrites par des historiens confirmés ou des débutants. Nous invitons les uns et les autres à nous proposer des textes que notre comité de rédaction examinera avec la plus grande attention. Notre revue fait désormais partie du panorama des revues d’histoire. Elle occupe une place spécifique, répond à de véritables besoins, rend d’incontestables services. Nous nous en réjouissons tout comme, nous l’espérons, les lecteurs s’en réjouissent.
A.Kaspi
Sommaire
Dossier : Philosémites chrétiens
Présentation, par Ralph Schor
Pas de résumé disponible pour l’instant.
Oscar de Férenzy ou les limites du philosémitisme dans l’entre-deux-guerres, par Catherine Poujol
Fondateur de La Juste Parole, Oscar de Férenzy (1869-1942) consacre sa vie intellectuelle à la défense de l’Eglise catholique et à celle des Juifs. L’analyse de son journal, de ses nombreux ouvrages, permet, en l’absence de ses archives personnelles, de dégager son action philosémite dans l’entre-deux-guerres et de mesurer les limites de ce concept. En effet, les membres de l’Union civique des croyants, à laquelle il appartient, s’accordent pour lutter en faveur d’un patrimoine spirituel commun à défendre devant la montée du nazisme et le bolchevisme. Mais ne défendant que les croyants, et vouant les « sans Dieu » aux gémonies, ils se trompent de route, incapables de voir que l’antisémitisme allemand est racial et touche tous les Juifs sans distinction. Récompensé par Pie XI pour son action, il mourra torturé par la Gestapo, payant ainsi son « philosémitisme » de sa vie.
/ The Union of cap-makers, 1911 – 1912 : social struggles, building a group identity and personal deed
The founder of La Juste Parole, Oscar de Férenzy (1869-1942), dedicates his intellectual action to the defence of the Catholic Church and to that of the Jews. The survey of his newspaper and his numerous works allows to bring out, in spite of the lack of personal archives, his action in favour of philo-Semitism between the two World Wars and to take into account the limits of this notion. Indeed, the members of the « Union civique des croyants », to which he belongs, agree to struggle in order to protect a common spiritual heritage in front of the growth of Nazism and Bolshevism. But since they stand up only for believers, and subject the « non-believers » up to public obloquy, they follow a wrong way, unable as they are to admit that the German anti-Semitism is of racial nature and concerns every Jew without distinction. Pie XI rewarded him for his action, but he died under torture by the Gestapo, and thus paid his philo-Semitism with his life.
Le Père Joseph Bonsirven : un parcours fait d’ombres et de lumières, par Laurence Deffayet
Jésuite, exégète du Nouveau Testament et acteur engagé en faveur d’un rapprochement entre juifs et chrétiens dès l’entre-deux guerres, le P. Joseph Bonsirven (1880-1958) est une figure à la fois singulière et emblématique des richesses et des difficultés du mouvement qui a conduit un certain nombre de chrétiens à développer une tradition philosémite au sein de l’Eglise. Proche du P. Devaux et de la congrégation de Notre-Dame de Sion, il joue un rôle actif aussi bien dans le domaine de l’apostolat auprès d’Israël et de la lutte contre l’antisémitisme que dans la redécouverte dans la science exégétique catholique des racines juives du christianisme. Même s’il jouit d’une légitimité et d’une reconnaissance incontestables dans les milieux favorables au dialogue judéo-chrétien, de nombreux obstacles se dressent néanmoins sur son parcours, notamment de la part de sa hiérarchie, qui comprend mal le sens de son engagement et lui interdit à plusieurs reprises de poursuivre ses travaux.
/ Father Joseph Bonsirven : along a path of shadows and light
A Jesuite, an exegete of the New Testament and involved in the battle to bring together Jews and Christians between the two World Wars, Father Joseph Bonsirven (1880-1958) is both a strange man and the head figure of the movement, full of riches and harshness, which led some Christians to fight for the establishment of a philo-semitic tradition in the bosom of the Church. Akin to Father Devaux and the Congregation of Our Lady of Sion, he plays a prominent part dealing with preaching in Israel and fighting against anti-Semitism, and at the same time with the task of bringing to the light again the Jewish roots of Christianism in the Catholic exegesis. Even if he is undeniably and gratefully acknowledged among those favourably disposed towards a dialogue between Jews and Christians, nevertheless he encounters numerous obstacles, coming mainly his hierarchy which does not quite understand the meaning of his involvement and repeatedly forbids him to carry on his activity.
Le pasteur évangélique Ruben Saillens et le judaïsme, par Sébastien Fath
Ce que l’on sait aujourd’hui des affinités électives entre le protestantisme et le judaïsme de France se rapporte surtout aux réformés, et dans une moindre mesure, aux luthériens. On connaît moins le terrain des protestants de type évangélique, caractérisés par un accent sur le biblicisme et la conversion. Or, ces protestants ont développé de longue date une relation particulière avec le judaïsme, où cohabitent intentions de conversion, mais aussi admiration pour la spécificité qu’ils reconnaissent au peuple juif, considéré comme héritier des promesses de Dieu. L’exemple du pasteur évangélique baptiste Ruben Saillens (1855-1942) illustre ces rapports. Dreyfusard convaincu, le pasteur Saillens témoigne d’un philosémitisme que l’on retrouve chez beaucoup de ses coreligionnaires, sans pour autant éteindre l’intention de convertir les juifs au christianisme, considérant que l »aboutissement du judaïsme conduit à l’Evangile.
/ Evangelical minister Ruben Saillens and Judaism
What we know nowadays of the particular affinity between Protestantism and Judaism in France, concerns mainly the Reformed Protestants, and the Lutherians in a lesser way. There are few informations about the Evangelics, for whom the importance of biblical writings and conversion must be insisted upon. Then, these Protestants have established for a long time a particular relationship with Judaism, which consists of a desire to obtain conversions, together with a feeling of admiration for the specificity of the Jewish people, whom they regard as heirs of God’s promises. Evangelical Baptist minister Ruben Saillens (1855-1942) is a good example of this relationship. A convinced supporter of Dreyfus, Minister Saillens bears witness of a likeness for Judaism which many of his coreliginists express, without for all that lessening their will to obtain conversion of Jews to Christianity, as they are of opinion that Judaism will succeed in leading to the Gospel
« Hebraei sunt, et ego ». Judéité et philosémitisme chez Auguste Valensin, par Laurent Coulon
Jésuite, et d’origine juive lui-même, Auguste Valensin porta un attachement fraternel au peuple juif, non sans se sentir chargé d’un devoir d’apostolat, discret et libéral, mais réel. Cet engagement philosémite resta cependant des plus discrets, et s’exprima dans le cadre de relations privées le plus souvent, ou sous le couvert de la lutte contre l’Action française. Ces sentiments le poussèrent en tout état de cause à adopter une ligne de conduite, sinon téméraire, du moins ferme et courageuse pendant l’Occupation, à Nice ; il manifesta alors à plusieurs reprises sa solidarité avec les Juifs persécutés.
/ Hebraei sunt, et ego », the Jewishness and philo-Semitism of Auguste Valensin
A Jesuite of Jewish origin, Auguste Valensin felt a brotherly affection for the Jewish people, and moreover thought he had to carry on the duty of preaching unobtrusively and open-mindedly, but effectively towards this aim. However, this philo-semitic commitment remained very discreet and was expressed mostly in private meetings or under cover of the fight against the Action française. These feelings led him to adopt a behaviour though not risky, still steady and brave during the Occupation, in the city of Nice; that was the moment when he expressed constantly his solidarity with the persecuted Jews.
Le pasteur Jacques Martin, de l’objection de conscience à la résistance spirituelle à l’antisémitisme, par Patrick Cabanel
Jacques Martin (1906-2001) est l’un de ces nombreux pasteurs protestants qui ont reçu la médaille des Justes. Il n’en a pas moins son originalité, pour avoir choisi au début des années 1930 la voie étroite de l’objection de conscience. Il la définit comme une résistance bien plus que comme un pacifisme, et il ne transige pas au moment des crises : il s’élève contre Munich et contre le choix de l’armistice en juin 1940. Sa lutte contre l’antisémitisme hitlérien ou pétainiste le montre très attentif, avant un Jules Isaac dont il va devenir l’ami, aux sources chrétiennes de cette haine. En novembre 1942, il lit devant une réunion de pasteurs cévenols un texte parfois remarquable sur les rafles du mois d’août en zone non occupée. L’homme conjugue sans difficulté réflexion et action. Après la guerre, il devient un des fondateurs de l’Amitié judéo-chrétienne.
/ Minister Jacques Martin, from conscientious objection to spiritual resistance against anti-Semitism
Jacques Martin (1906-2001), is one of the numerous Protestant Ministers who were given the Medal of the Justs. Yet, he has the peculiarity of having chosen first the narrow path of conscientious objection at the beginning of the thirties. For him this means resistance rather than pacifism, and he never allows any compromise in a period of crisis: he rises up against Munich and against the choice of the Armistice of 1940. In his struggle against the anti-Semitism of Hitler and Pétain, he is, preceding even Jules Isaac whose friend he will become, fully aware of the Christian origins of this hatred. In November 1942, in front of an assembly of Pastors from the Cévennes, he reads a text, some parts of which still remain noteworthy, about the round up of August in the non-occupied zone. He succeeds in being quite easily both a man of action and also a man of thinking. After the war, he is one of the founders of the Judeo-Christian Association
Le Père Riquet s.j. Du philosémitisme d’action lors des années sombres au dialogue interreligieux, par Sylvie Bernay
Le père Michel Riquet (1898-1993) a été l’un des jésuites français les plus connus et les plus estimés de la seconde moitié du vingtième siècle. Disciple et ami de Jacques Maritain, il découvre à son contact le mystère d’Israël et rejoint le philosophe dans son combat pour un catholicisme d’ouverture. Il s’engage dans la lutte contre l’antisémitisme grandissant dans les années trente. Son rôle d’intermédiaire entre le gouvernement du Front populaire et l’Eglise de France l’amène à nouer des contacts et des amitiés qui se révèlent déterminants pendant l’Occupation. Entré en résistance dans différents réseaux, il insère ses actions de sauvetage et de défense des Juifs parisiens dans le tissu ecclésial qu’il connaît parfaitement. De retour de déportation, il fonde après Vatican II la Fraternité d’Abraham, une association amicale pour le dialogue théologique et historique entre chrétiens, Juifs et musulmans.
/ Father Michel Riquet, From philosemitism in action during the dark years to the interreligious dialogue
Father Riquet (1898-1993) was one of the best known and most esteemed French Jesuites in the second half of the XXth century. As a disciple and then a friend of Jacques Maritain, he gets acquainted with the mystery of Israel and joins him in his battle towards an opening up of Catholicism. He becomes involved in the struggle against the expansion of anti-Semitism in the thirties. His part as an intermediary between the government of the « Front populaire » and the Church of France brings him to build up contacts and a friendship which will prove decisive during the Occupation. As a member of the Resistance in various groups, he is able to get the Church involved in his action of rescue and defence of the Jews of Paris, since he is well acquainted with its surroundings. On his return from deportation, he founds the Brotherhood of Abraham after Vatican II, an association for a theological and historical dialogue between Christians, Jews and Muslims.
Dépasser les cadres du philosémitisme. La vision ocuménique de Paul Démann, par Olivier Rota
Paul Démann fait parti des jeunes pères de Notre-Dame de Sion qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, s’engagent à dépasser les cadres théologiques qui règlent toute pensée chrétienne sur Israël. S’attaquant ainsi aux fondements du philosémitisme catholique, Paul Démann a été l’artisan d’une réorientation de l’enseignement chrétien sur Israël. Insistant sur la parenté de foi qui unit chrétiens et Juifs, concevant la relation à Israël sous le signe du rapprochement, Paul Démann a permis d’inclure le peuple juif dans une vision du » peuple de Dieu » qui lui fasse justice.
/ Surpassing the scope of philo-Semitism. The ocumenial view-point of Paul Démann
Paul Démann is one of the young fathers of Our Lady of Sion, who, by the end of the second World War, undertake to surpass the plain theological frame which fixes up the Christian approach about the question of Israel. Tackling on the foundations of Catholic philo-Semitism, Paul Démann brought about a new trend of Christian teaching about Israel. Laying stress on the relationship in faith which brings together Christians and Jews, devising the link to Israel as the symbol of a movement which brings one another closer, Paul Démann strove to include the Jewish people in a vision of « the people of God » which could do it justice.
Mélanges
Les conversions dans l’élite juive strasbourgeoise sous la Restauration, par Philippe E. Landau
Après la chute de l’Empire napoléonien, la population israélite de France – 65 000 âmes environ – enregistre une soixantaine de conversions, ce qui est objectivement peu mais frappe les esprits, surtout en Alsace, en raison des personnalités en cause, qui sont souvent apparentées à des notables consistoriaux d’Alsace. Quel sens donner à cette désertion d’une part de l’élite juive sous la Restauration, un phénomène unique au XIXe siècle ? L’article met en évidence que ces convertis ne sont en rien des marginaux : contrairement, à ceux des générations suivantes, ils ont, pour certains d’entre eux, une parfaite connaissance du judaïsme ; ils se sont engagés dans l’ouvre scolaire développée alors par les consistoires, soucieux de » régénérer » les Juifs de France. Aboutissement d’une quête spirituelle et de la séduction exercée par le culte catholique dominant, la conversion – qui les mène bien souvent à entrer dans les ordres – vient, à leurs yeux, couronner, accomplir la démarche régénératrice. D’où les deux attitudes qu’ils adoptent par la suite : de prosélytisme auprès de leurs anciens coreligionnaires ou d’évangélisation en direction des païens
/ Conversions among the Jewish elite of Strasbourg during the Restoration
By the end of the Napoleonian Empire, among the Israelite population in France – about 65000 persons- 60 conversions are recorded, which is not much but is striking, mainly in Alsace, because of the characters concerned, who are often related to notables belonging to the Consistory. Which meaning may be underlined to this abandoning happening among the Jewish elite during the Restoration, a phenomenon unique in the XIXth century ? The article brings to light the fact that these converted persons are in no way unconventional: unlike those of following generations, some of them have a thorough knowledge of Judaism; they got involved in the establishment of the educational system together with the Consistories, preoccupied as they were with the « regeneration » of the Jews of France. Outcome of a spiritual quest and of the appealing aspect of the catholic religion which was prominent, the conversion – which even brings them often enough to go into the Church – is seen as a successful endeavour to carry out their regeneration. From there, two kinds of attitude will emerge : preaching to their former coreligionists, or evangelization of the pagans.
Dictionnaire
Bernard Abraham Lecache, fondateur de la Ligue internationale contre l’antisémitisme
Lectures
- Lilly Marcou, Napoléon face aux juifs (Monique Lévy)
- Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs d’Algérie (Valérie Assan)
- Laurent Joly, Vichy dans la » Solution finale « . Histoire du Commissariat général aux questions juives, 1941-1944 (Florent Le Bot)
- Henri Nahum, La médecine française et les Juifs, 1930-1945 (Monique Lévy)