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Éditorial
Rien de planifié, mais ce dossier tombe à pic alors que Paris et Berlin achèvent de célébrer le 60e anniversaire de la signature du Traité de l’Elysée de janvier 1963, emblème de la réconciliation franco-allemande. Il rappelle qu’au-delà des affrontements entre les deux pays depuis 1870, qu’en dépit du patriotisme ardent et de l’acculturation profonde des deux minorités juives, celles-ci n’ont pas vécu coupées l’une de l’autre, retranchées dans leur nationalisme français ou allemand. Elles n’ont cessé en fait, avant les bouleversements tragiques de la Seconde Guerre mondiale, d’interagir et d’échanger, y compris dans les moments de tension.
Pour commencer, elles ont partagé des hommes, le plus souvent des Juifs allemands attirés par la patrie de l’Émancipation et des opportunités de carrières scientifiques ou artistiques ou encore d’ascension économique et sociale, mais aussi des Juifs polono-russes pétris de culture allemande. Ces immigrants ont bien souvent fait souche en France au XIXe siècle, voire dans les années 1920, apportant avec eux tout un bagage d’idées et de pratiques bientôt acclimatés sur place. Plus probant : des Juifs français et allemands ont collaboré, notamment pour la sauvegarde d’autres Juifs au sein de l’Alliance israélite universelle, et ce, malgré la guerre de 1870-1871 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine au Reich. Enfin, la presse juive a constitué un espace de communication « transnational » : on se lit de part et d’autre du Rhin, on débat par titres interposés, en bonne intelligence ou « fraîchement », selon les sujets et les circonstances politiques, mais on échange. Est-ce là le fruit d’une solidarité juive persistante ? Sans doute, mais pas seulement, comme on le découvrira.
C’est en réalité le souci de rendre compte d’un tournant dans l’appréhension du passé qui nous a poussés à demander à Heidi Knörzer, brillante disciple de Michel Espagne et de Céline Trautmann-Waller, de diriger ce dossier. L’approche « transnationale » irrigue largement aujourd’hui le champ de la production historique. Visant à dépasser le « nationalisme méthodologique » pour donner une image plus globale de l’évolution des sociétés, elle emprunte à l’histoire comparée, à l’histoire connectée et à l’histoire des transferts matériels et culturels. Ce tournant est-il réellement révolutionnaire en ce qui concerne l’histoire des Juifs des temps anciens, médiévaux et modernes, ce « peuple-monde » (Simon Doubnov), si « typiquement diasporique » (Shulamit Volkov) ? Sans doute pas, mais il l’est davantage, incontestablement, pour l’étude des Juifs après l’Émancipation, dominée par le paradigme national. À ce titre, notre revue se devait de promouvoir une démarche qui a le grand mérite, par ailleurs, d’attirer plus d’attention que par le passé sur des mouvements transfrontières comme le sionisme ou le bundisme, ou encore sur les grandes organisations internationales juives.
Nos lecteurs fidèles retrouveront par ailleurs les rubriques habituelles : un « Mélange » d’une grande originalité d’approche sur le journal que les nazis destinaient pendant la dernière guerre aux Juifs de zone occupée, deux notices biographiques, des notes de lecture et des informations. Une surprise cependant : une rubrique inédite, « Mémoire », qui nous emmène sur les traces du passé, déjà ancien, de notre revue. Excellente lecture de rentrée !
C.Nicault
Sommaire
Dossier : Juifs de France et d’Allemagne. Une histoire croisée (XIXe-début XXe siècle)
Introduction par Heidi Knörzer
Le 27 septembre 1791, à l’issue d’un vote quasi unanime, les Juifs de France deviennent citoyens à l’égal des non-Juifs. L’obtention de la citoyenneté est le résultat d’une longue évolution entamée sous l’Ancien Régime. On se souvient de la brochure du comte de Mirabeau (1749-1791) intitulée Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des juifs et en particulier sur la révolution tentée en leur faveur en 1753 dans la Grande-Bretagne (1787) et de l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs de l’abbé Grégoire (1788) qui ont aidé à ouvrir le débat sur l’émancipation politique des Juifs en France. L’on sait moins que l’avènement de l’Émancipation peut être considéré comme le résultat d’une coopération entre l’Allemagne et la France, plus précisément entre Berlin et l’Alsace. Ainsi, lorsqu’en 1780, le préposé de la communauté juive d’Alsace, Herz Cerf Berr (1726-1794), tente d’obtenir la fin des discriminations et veut répondre au pamphlet anti-juif de François Hell, Observations d’un Alsacien sur l’affaire présente des juifs d’Alsace (1779), il s’adresse à Moses Mendelssohn, dont il connaissait bien les idées grâce à son abonnement à la revue Ha-Me’assef, éditée depuis 1782 par quelques disciples du maître. Ne pouvant pas rédiger le travail réclamé, Mendelssohn demande à son ami protestant, conseiller au ministère prussien de la Guerre, Christian Wilhelm Dohm, de s’en charger. De cet échange entre Juifs français et Juifs allemands naît, en 1781, cet ouvrage essentiel Über die bürgerliche Verbesserung der Juden (De l’amélioration civique des Juifs), dont la traduction française en 1782 par l’érudit suisse Jean Bernoulli, membre de l’Académie prussienne des Sciences (Preuβische Akademie der Wissenschaften), inspira largement les travaux de Mirabeau et de l’abbé Grégoire…
/ Summary not yet available
Des Juifs allemands aux Juifs français : judaïsme et transferts culturels, par Michel Espagne
Cette contribution met en évidence le rôle des minorités juives dans les transferts culturels entre la France et l’Allemagne. Grâce à une mobilité particulière, souvent provoquée par la discrimination ou l’exclusion, les Juifs ont en effet constitué un pont efficace entre les deux pays. L’article étudie essentiellement l’exemple de Juifs allemands venus s’installer à Paris au cours du XIXe siècle. En apportant avec eux des biens culturels allemands qu’ils ont adaptés au contexte français, ils ont largement contribué à structurer non seulement le judaïsme mais aussi la vie intellectuelle, culturelle, politique et économique en France.
/ From German Jews to French Jews : Judaism and Cultural Tranfers
This article highlights the role of Jewish minorities in cultural transfers between France and Germany. Thanks to their particular form of mobility, often provoked by discrimination or exclusion, Jews came to serve as an efficient bridge between the two countries. The article focuses on the example of German Jews who moved to Paris over the course of the 19th century. By bringing with them elements of German culture that they then adapted to the French context, these Jews played an important role in restructuring both French Judaism and the intellectual, cultural, political and economic life of France more broadly.
Jacob Gordin ou le judaïsme d’un philosophe européen. Saint-Pétersbourg-Berlin-Paris, par Céline Trautmann-Waller
Les archives de Jacob Gordin (1896-1947) permettent de mieux comprendre comment sa première formation philosophique, en Russie, était déjà nourrie de références allemandes, principalement néo-kantiennes, et comment il chercha, jeune étudiant, à interpréter les évènements de la révolution russe et le cours de l’histoire sur cet arrière-plan judéo-russo-germanique. Ses notes de lecture des années 1923-1933 permettent de saisir combien il baigna ensuite, à Berlin, dans le milieu des intellectuels russes émigrés et de la Science du judaïsme et de mieux comprendre le projet intellectuel qu’il commença à élaborer alors, notamment dans sa thèse. Contraint de fuir une Allemagne en voie de nazification, Gordin ne retrouva pas en France un contexte d’accueil aussi favorable du point de vue intellectuel. Il tenta à plusieurs reprises d’y transposer le modèle des institutions scientifiques judéo-allemandes, dans l’espoir notamment de recréer un lieu où pourrait se déployer la confrontation entre pensée philosophique et judaïsme qu’il recherchait.
/ Jacob Gordin or the Judaism of European Philosopher : Saint-Petersbourg-Berlin-Paris
The archives of Jacob Gordin (1896-1947) enable us to better understand his initial philosophical training in Russia, which had already been nourished by German references–principally neo-Kantian—and how as a young student he sought to interpret the events of the Russian revolution and the evolution of history against this Judeo-Russian-Germanic background. His marginalia from the years 1923-1933 allow us to see how he was then immersed in Berlin in both the Russian intellectual émigré and Wissenschaft (Science of Judaism) milieus, and to thus better understand the intellectual project that he began to elaborate at that time, notably his PhD thesis. Obligated to flee Germany as it was taken over by the Nazis, Gordin did not find as favorable a welcome in France from an intellectual point of view. He tried on several occasions to transpose the model of German-Jewish scientific institutions, in hopes of recreating an environment in which the encounter between philosophical and Jewish thought that he sought could flourish.
La fraternité sauvegardée. Les militants français et allemands de l’Alliance israélite universelle à l’épreuve de la guerre (1868-1873), par Carsten L. Wilke
Cet article explore l’histoire de l’Alliance israélite universelle au XIXe siècle d’un point de vue franco-allemand. En effet, si cette première association juive mondiale avait son comité central à Paris, c’est dans l’Empire germanique que résidait la plus grande partie de ses sociétaires. D’une manière étonnante, la coopération entre le centre parisien et la vaste périphérie allemande a été encouragée plutôt que paralysée par la guerre de 1870-1871. À la tête de l’Alliance, Adolphe Crémieux et Isidore Loeb firent alors preuve d’une audace et d’une inventivité notables pour incorporer à l’entreprise commune les ennemis de la veille. Ceux-ci, guidés par un groupe de rabbins proche du courant conservateur du Séminaire de Breslau, se sont accommodés du centralisme parisien qui leur permit de dépasser les clivages religieux et géographiques du judaïsme allemand. Quand, en 1872, un groupe formé à Berlin par le professeur Moritz Lazarus proposa une organisation autonome des comités allemands, ceux-ci même mirent en échec l’initiative séparatiste en arborant le principe d’unité juive incarné par le comité central de Paris.
/ Rescued Fraternity : French and German Activists of the Alliance israélite universelle (1867-1873)
This contribution sheds light on the Alliance israélite universelle, long considered a French Jewish philanthropic organization. The author demonstrates that in many respects, at least until World War I, this organization was transnational, or at least Franco-German. Indeed, Germany became the country where the Alliance counted the most members. If certain German members envisioned creating an Alliance Israelite in Germany, these separatist proposals were rejected, often in the name of the Alliance’s universalist character. As a result, in 1911, the Alliance had 343 local committees in Germany, whereas it had only 53 in France. According to the author, this success can be explained by the Alliance’s transnational character. Participating in the activities of the Alliance allowed German Jews, more religiously divided than their French counterparts, to aspire to a certain unity.
La presse juive, espace politique transnational entre la France et l’Allemagne : le cas des Archives israélites et de l’Allgemeine Zeitung des Judenthums (1840-1900), par Heidi Knörzer
La presse juive a permis aux Juifs de France et d’Allemagne de s’inscrire dans « un espace transnational » (Ludger Pries). Les Archives israélites de France et l’Allgemeine Zeitung des Judenthums constituent en effet de véritables lieux d’échanges, permettant aux journalistes des deux pays de développer, dans une interaction transfrontalière, des formes actives de participation à des processus politiques ou culturels. Ces échanges peuvent certes être conflictuels, et les tensions entre la France et l’Allemagne peuvent s’y faire sentir. Mais, comme le montrent les discussions autour de la lutte contre l’antisémitisme ou du sort des Juifs d’autres pays, analysées de plus près dans cet article, ils peuvent aussi s’être avérés stimulants.
/ The Jewish Press : A Transnational Political Space Between France and Germany : The case of the Archives israélites and the Allgemeine Zeitung des Judenthums
The Jewish press allowed French and German Jews to operate within a “transnational space” (Ludger Pries). The Archives israélites de France and the Allgemeine Zeitung des Judenthums effectively constituted sites of cultural transfer, allowing journalists in the two countries to actively participate in cultural and political exchanges that crossed borders. These exchanges could certainly be rife with conflict, and one can sense tensions between France and Germany in reading them. However, as discussions centered on the fight against antisemitism or the fates of Jews in other countries (which are closely analyzed in this article) demonstrate, these individuals also stimulated and enriched one another.
L’anticléricalisme juif en Allemagne et en France. Une polémique transnationale, par Ari Joskowicz
Cet article explore une histoire partagée par les Juifs français et allemands, celle de la polémique menée contre l’Église catholique et son clergé de la fin des Lumières à l’émergence de l’antisémitisme au terme du XIXe siècle. Apparu dans les années 1780, l’anticléricalisme juif moderne apparaît comme l’une des plus précoces interventions des individus juifs dans les débats politiques en langue française et allemande. Il a pris de plus en plus d’importance dans les années 1840 avant de devenir un phénomène transnational dans les années 1850. L’affaire Mortara en 1858, en particulier, a cristallisé l’idée qu’il existait un antagonisme fondamental entre les Juifs et le catholicisme organisé. Pendant plusieurs décennies, l’opposition entre libéralisme et catholicisme fut un puissant paradigme à travers lequel Juifs de France et d’Allemagne interprétèrent tant la politique intérieure nationale que les relations internationales. L’analyse donnée ici de cette polémique transnationale suggère qu’une exploration des discours partagés peut permettre de découvrir, au-delà des frontières, l’existence d’idées communes sur la religion et la politique qui, sans cela, resteraient inaperçues.
/ Jewish Anticlericalism in Germany and France : A Transnational Polemic
This article explores the shared history of French and German Jews’ polemics against the Catholic Church and its clergy from the late Enlightenment to the rise of antisemitism in the late nineteenth century. Modern Jewish anticlericalism emerged in the 1780s as part of individual Jews’ earliest interventions into political debates in German and French. It gained increasing prominence during the 1840s and became a transnational phenomenon in the late 1850s. The Mortara Affair of 1858 in particular solidified assumptions about the fundamental antagonism between Jews and organized Catholicism. For several decades the opposition between liberalism and Catholicism became a powerful paradigm that helped Jews in France and Germany interpret domestic as well as international politics. A case study of a transnational polemic, this article suggests that an exploration of shared discourses can expose common assumptions about religion and politics that otherwise remain hidden.
Mélanges
Informations juives (1941-1942) ou les ambiguïtés d’un périodique français/yiddish au début de l’Occupation, par Julia Elsky
Entre avril 1941 et janvier 1942, l’Association consistoriale israélite de Paris fit paraître un hebdomadaire, Informations juives. Moyen à la fois de diffuser les nouvelles lois imposées aux Juifs en zone occupée et de proposer des articles sur la littérature, la culture et l’histoire juives, cette publication, réalisée sous l’égide du commissariat général aux Questions juives, présente des juxtapositions troublantes. Comment lire une série d’articles sur l’histoire des Juifs en France, par exemple, aux côtés des avis des nazis et de la Préfecture de la Police ? Comment déchiffrer ce périodique qui était censé être à la fois la voix du pouvoir et celle de la communauté ? À partir de son huitième numéro, Informations juives est devenu une publication bilingue, qui comprenait des articles en français et des traductions en yiddish. Notre article se proposer donc d’analyser cet espace multilingue, qui se trouve juxtaposé, au sein du même journal, aux lois nazies, elles-mêmes formulées en français et en yiddish. La lecture des Informations juives comme produit culturel de son époque met en lumière les contradictions et les tensions au sein de l’espace multilingue des Juifs français au début de l’Occupation.
/ Informations juives (1941-1942) or the Ambiguities of French-Yiddish newspaper during the Occupation, by Julia Elsky
Between April 1941 and January 1942, the Association consistoriale israélite de Paris published the weekly circular, Informations juives. The means to both publish new laws for the Jewish community in the Occupied Zone and to disseminate articles on Jewish literature, culture, and history, this publication, organized by the Commission générale aux questions juives, presents troubling juxtapositions. How should a series or articles on the history of the Jews of France, for example, be read side-by-side public notices of the Nazis and the Prefecture of Police? How can we decipher this periodical that was meant to be both the voice of the authorities and the voice of the community? Starting the eighth issue, Informations juives became a bilingual publication. It included articles in French along with translations into Yiddish. This article analyzes the multilingual space of this newspaper, in which articles and Nazi laws, themselves translated into Yiddish, are juxtaposed. Reading Informations juives as a cultural product of its time brings to light contradictions and tensions within the polyglot French Jewish communities at the beginning of the Occupation.
Mémoire
Bernard Blumenkranz (1913-1989), le fondateur d’Archives juives, par Georges Weill
Dictionnaire
- Henri, dit Henry, Aron, professeur, publiciste, directeur du Journal officiel (Besançon, 11 novembre 1842 – Paris, 13 novembre 1885), par Romain Dupré
- Jean Halperin, figure de la vie intellectuelle juive francophone (Wiesbaden, 26 février 1921 – Genève, 4 septembre 2012), par Sandrine Szwarc
Lectures
Joshua Schreier, Arabs of the Jewish Faith : the Civilizing Mission in Colonial Algeria, New Brunswick (New Jersey), Rutgers University Press, 2010