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Éditorial
Si l’alimentation, la gastronomie, les pratiques alimentaires sont longtemps restées terres marginales pour les historiens, ce n’est plus le cas, en France depuis les années 1990 et les travaux pionniers de Jean-Louis Flandrin. Se nourrir est pour l’homme une nécessité, mais c’est toujours aussi un acte éminemment culturel. Autant de cultures, autant de « modèles culinaires », avec leurs conceptions du comestible, leur art d’accommoder les denrées, de les consommer et de donner du sens à ces choix et à ces pratiques. La multiplication des sociétés et des réseaux savants, la fréquence des colloques érudits dédiés à ces thématiques, au niveau national et international, témoignent du dynamisme actuel de ce domaine de recherches.
Qu’en l’occurrence, la nourriture ait beaucoup à voir avec l’identité juive, nul ne le contestera. Au plan religieux, elle participe non seulement des rituels religieux au cours de l’année liturgique (Pâque, Soukkot…), mais sa préparation quotidienne, rigoureusement gouvernée par le critère pur/impur, est au centre du temple miniature qu’est chaque foyer juif observant. Pour le fidèle respectueux de la Loi, la consommation exclusive de la nourriture rituelle renouvelle jour après jour, en temps ordinaire comme les jours de fête, le pacte d’alliance. Les règles de la cacherout structurent autant que la prière la vie quotidienne des Juifs religieux, hier dans les sociétés traditionnelles comme aujourd’hui dans les sociétés ouvertes ; elles contribuent à les tenir groupés, tout en gardant à distance les non-Juifs dont ils ne peuvent être, pleinement, les commensaux. Ce dernier trait n’a d’ailleurs pas contribué à faciliter leurs rapports avec les goyim au cours de l’histoire. Cependant, par leur lourdeur même, les règles alimentaires appellent la transgression, surtout lorsque l’Émancipation autorise les Juifs qui en ont le désir à s’intégrer dans la société environnante, sans compter les interventions plus ou moins bien intentionnées des États d’accueil dans ce domaine. La transgression peut être alors totale. Elle est plus souvent partielle, soit qu’un certain sentiment religieux persiste, soit par attachement gustatif et affectif à l’héritage culinaire familial, soit encore pour afficher le maintien d’une identité juive par ailleurs sécularisée. Les pratiques alimentaires sont dès lors l’objet de transactions d’une variété infinie, dans le temps et dans l’espace, et donc des objets d’histoire.
Il a été pourtant difficile de mettre ce dossier sur pied. En France en particulier, il n’est guère que les sociologues Joëlle Bahloul et Sophie Nizard, que nous ne saurions trop remercier de nous avoir guidés dans cette aventure, qui se soient penchées sur la question de l’alimentation des Juifs. Espérons donc que les historiens verront tout le parti qu’il leur reste à en tirer à la faveur de ce dossier, qui se trouve paraître peu de temps après l’essai passionnant que Pierre Birnbaum vient de consacrer à la question de la table partagée dans la France républicaine (La République et le cochon, 2013). En attendant, il ne me reste plus qu’à souhaiter, avec tous les collaborateurs de la revue, que les lecteurs trouveront à sa lecture autant de plaisir que nous à le concevoir.
C.Nicault
Sommaire
Dossier : La table dressée : nourritures et identités chez les Juifs de France (XIXe-XXe siècles)
Introduction par Sophie Nizard
C’est en référence au célèbre talmudiste de Safed, Rabbi Yossef Caro (1488-1575), auteur du Choulhan Aroukh (Table dressée), que Joëlle Bahloul intitule son livre sur les pratiques alimentaires des Juifs originaires d’Algérie Le Culte de la table dressée]. Paru en 1983, c’est le premier ouvrage anthropologique qui prend pour objet les représentations, la culture matérielle et les rituels des Juifs contemporains dans leur rapport à la nourriture. Le Choulhan Aroukh, c’est bien connu, traite de l’ensemble des lois du quotidien qui s’imposent aux Juifs, et reste, jusqu’à aujourd’hui, une référence halakhique majeure dans le monde orthodoxe. Mais si ce code du XVIe siècle dit la norme, Le Culte de la table dressée, quant à lui, analyse les pratiques, fidèles ou transgressives, et les représentations.
C’est donc pour embrasser la question à la fois sous l’angle de la loi religieuse et des pratiques socioculturelles qui en découlent au fil de l’histoire récente, que nous intitulons à notre tour ce dossier « La table dressée ». Car c’est autour de la table juive que se construisent en partie et que se transmettent les identités religieuses, culturelles, familiales. « En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? » questionne l’enfant à l’entrée du seder de la nuit de Pâque. Question qui se décline en quatre nouvelles questions concernant les manières de table et les nourritures consommées : « Pourquoi mangeons-nous ce soir-là de la matza, des herbes amères, trempons-nous nos aliments par deux fois, nous accoudons-nous ? » La Haggada, le récit de la Pâque, fait explicitement mémoire de la libération des Hébreux du joug de l’esclavage et de la sortie d’Égypte. Le lien entre mémoire, identité et nourriture semble une évidence culturelle juive inscrite dans le Texte, les nourritures constituent un langage symbolique disponible pour la construction des identités individuelles et collectives. Il s’agit même dans certains rites de « manger le Livre ». Or, si la sociologie et l’anthropologie françaises s’intéressent depuis quelques décennies aux pratiques alimentaires des Juifs, à la cacherout, à l’inscription des commerces cacher dans l’espace urbain ou aux représentations attachées à ces pratiques alimentaires différentielles, l’historiographie reste peu développée dans ces domaines…
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Entre fidélité culturelle et transgression rituelle, les nourritures dans l’œuvre d’Albert Cohen, par Claudine Nacache-Ruimi
C’est avec Mangeclous, le plus pittoresque des Valeureux, que le thème de la nourriture prend toute sa richesse dans l’œuvre d’Albert Cohen. Personnage truculent qui fait de l’alimentation un « but de vie », cet héritier d’un Gargantua — qui serait né dans un ghetto grec — se manifeste aussi bien par son verbe intarissable que par son appétit insatiable. C’est donc par l’intermédiaire de Mangeclous et de ses compagnons que vont être découverts tous les mets dont se régale la communauté juive et grecque. Pourtant, subtilement, une fausse note se fait entendre, au cœur de ce déploiement de « splendeurs orientales ». Se cantonnant dans les marges, Mangeclous le cuisinier se joue des interdits et multiplie les paradoxes alimentaires. Cette disposition à prendre le contre-pied des textes talmudiques ne correspond-elle qu’à un jeu stylistique ou traduit-elle un véritable questionnement suggéré par l’écrivain ? C’est dans ce lieu de l’indécidable que réside l’intérêt du texte cohénien.
/ Food and Jewishness in the Works of Albert Cohen, A Taste of Contradiction
It is through the character of Mangeclous, the most picturesque member of the Valeureux family, that the theme of food is at its richest in the work of Albert Cohen. A colorful character, born in a Greek ghetto, who makes food one of his “life objectives,” he comes across as much in his boundless speech as in his insatiable appetite. It is thus through the intermediary of Mangeclous and his companions that we discover all of the foods enjoyed by the Greek Jewish community. However, subtly, something rings false at the heart of this literary use of “oriental splendors.” Confining himself to the margins, Mangeclous the cook plays with the forbidden and multiplies food paradoxes. Does this tendency to contradict Talmudic texts correspond to a stylistic game, or does it represent a real questioning on the part of the author? It is in this uncertain place that the interest of Cohen’s work is to be found.
L’affaire de la « viande à soldats ». Une campagne antisémite en 1892, par Grégoire Kauffmann
Lancée en 1892 par le marquis de Morès dans un contexte marqué par la progression de l’antisémitisme, l’affaire de la « viande à soldats » est un puissant révélateur des fantasmes et des phobies qui imprègnent l’imaginaire antijuif à la veille de l’affaire Dreyfus. Hantise de la souillure et de l’empoisonnement, angoisse de la décomposition et de la maladie, dénonciation des pratiques alimentaires juives dénoncées comme cruelles et dangereuses… Ces symboles répulsifs sont mis au service d’une argumentation visant à présenter les Juifs comme une menace pour l’institution militaire. Une accusation redoutablement efficace en ces temps de nationalisme blessé et de sacralisation de l’armée. Cette affaire, qui en annonce d’autres, lève aussi le voile sur le petit monde des abattoirs de la Villette, où les professionnels de l’antisémitisme vont tenter d’exploiter le mécontentement des bouchers.
/ The “Soldier Meat” Affair: An Antisemitic Campaign in 1892
Ignited in 1892 by the Marquis de Morès in a context marked by growing anti-Semitism, the “soldier meat” affair was a powerful indicator of the fantasies and phobias that impregnated the anti-Jewish imaginary on the eve of the Dreyfus Affair. The fear of filth and poison, anxiety over decomposition and sickness, the denunciation of Jewish dietary practices as cruel and dangerous… These repulsive symbols were mobilized for the sake of an argument which aimed to present Jews as a threat for the military. This accusation was doubly effective in this moment of wounded nationalism and the sanctification of the Army. This affair, which paved the way for others, also sheds light on the microcosm of slaughter houses in the Paris neighborhood of La Villette, where professional antisemites sought to exploit the frustration of butchers.
Les comportements alimentaires des « poilus » juifs. Le reflet de l’identité franco-israélite, par Philippe-Efraïm Landau
Des millions d’hommes sont arrachés à la vie civile pendant les quatre longues années de la Grande Guerre pour être jetés dans un chaos auquel seules quelques joies simples leur permettent d’échapper : la réception du courrier et des colis, la « popotte ». Le partage des victuailles lors des repas improvisés sur les lignes du front est en effet l’occasion, pour les combattants des tranchées, de renouer avec la convivialité. Parmi ces soldats, plus de 30 000 Juifs, français et étrangers. Si la plupart négligent les traditions religieuses, certains veillent encore à respecter les lois élémentaires de la cacherout, faute de pouvoir préserver le shabbat. Le pari est difficile. Pourtant, au risque de nombreuses privations, certains vont réussir à conserver un semblant de cacherout. Les témoignages sont rares, mais cette étude permet d’entrevoir quels ont été, selon les milieux sociaux et les convictions religieuses des uns et des autres, les comportements alimentaires de quelques combattants juifs qui sont autant de reflets de l’identité franco-israélite.
/ The Dietary Practices of Jewish Soldiers in World War I: The Reflection of French-Israelite Identity
Millions of men were taken from civilian life during the four long years of the Great War, to be thrown into a chaos that could be escaped from only through rare and simple joys: receiving mail and packages, la “popotte” (eating). Sharing food during improvized meals on the front was an opportunity for these soldiers of the front to rekindle human bonds. Among these soldiers were 30,000 Jews, of French and foreign nationalities. While most Jewish soldiers neglected Jewish traditions and couldn’t respect the Shabbat, some did still seek to respect the most basic laws of Kashrut. The task was difficult, yet with the risk of privation, some did manage to maintain a semblance of Kashrut. First person accounts are rare, yet this study allows us to analyze the dietary practices—and thus the Franco-Jewish identity— of several Jewish combatants, shedding light on their experiences according to social milieu and religious convictions..
Le consistoire de Paris et les commerces de bouche : l’enjeu de l’abattage rituel (années 1930 – années 1950), par Jean Laloum
La consommation de viandes issues de l’abattage rituel constitue l’un des axes fondamentaux de l’observance religieuse. Or la conformité des aliments aux lois bibliques (la cacherout) requiert de la part des autorités cultuelles un strict contrôle de leur production et de leur commercialisation. Durant l’entre-deux-guerres, l’Association consistoriale israélite de Paris (ACIP), confrontée au dévoiement frauduleux de ces prescriptions et contestée par les Juifs immigrés d’Europe orientale, cherche à endiguer les pratiques avec un succès médiocre. Durant l’Occupation, elle s’attache à maintenir la possibilité de manger cacher, contribuant ainsi à freiner les mesures d’aryanisation économique qui frappent les restaurants et les commerces d’alimentation juifs ainsi qu’à préserver, dans une petite mesure, les vies de leurs propriétaires. Au début des années 1950 enfin, elle est confrontée à l’afflux de Juifs nord-africains à l’identité religieuse affirmée, avec lesquels il va lui falloir à nouveau composer.
/ The Consistory of Paris and Grocery Stores: The Issue of Ritual Slaughter (1930s-1950s)
Eating ritually slaughtered meat is a major pillar of Jewish religious observance. Furthermore, the conformity of food to biblical law (Kashrut) requires strict control over production and sales on the part of religious authorities. During the inter-war years, the ??Association consistoriale israélite de Paris’’ (ACIP), which was contested by immigrant Jews from Eastern Europe, had only moderate success in stemming the tide of practices of corruption and fraud of which it was accused. During the occupation, the ACIP sought to maintain the possibility of keeping kosher, thus contributing to slowing the process of economic Aryanization that was hitting Jewish restaurants and food shops, as well as helping—in whatever small ways they could—owners of kosher grocery stores to survive. Subsequently, at the beginning of the 1950s, the ACIP was confronted with an influx of North-African Jews with an affirmed religious identity, with whom they had to negotiate in order to rebuild.
L’« orange de Jaffa » avant la Deuxième Guerre mondiale. Un fruit « palestinien » chargé de sens, par Catherine Nicault
L’orange Shamouti ou l’« orange de Jaffa » cultivée par les Arabes de Palestine à la fin de l’époque ottomane devient, entre les deux guerres, le pilier de l’économie agricole pionnière des Juifs de Palestine, le symbole même des prouesses du mouvement sioniste et un argument de séduction idéologique auprès de l’opinion européenne, en particulier juive. C’est ce phénomène d’un fruit qui représente pour ses producteurs à la fois un atout économique et un élément de visibilité et de propagande politique qui est examiné par cet article. Comment, en premier lieu, l’orange est-elle devenue de loin la plus importante culture commerciale des Juifs de Palestine ? De quelle façon, ensuite, la Palestine juive a-t-elle pu en faire un produit d’exportation capital pour elle en même temps qu’un des supports de la cause sioniste auprès de l’opinion juive européenne ? Cette dernière interrogation est plus précisément appliquée à la scène française.
/ ‘‘Oranges of Jaffa’’ Before the Second World War. A ‘‘Palestinian’’ Fruit Ripe with Meaning
The Shamouti orange or ‘‘the orange of Jaffa’’ cultivated by the Arabs of Palestine at the end of the Ottoman Era became, in the interwar years, the pillar of the pioneer agricultural economy of the Jews of Palestine, the very symbol of the feats of the Zionist movement and an ideologically seductive argument vis-à-vis European public opinion, in particular among Jews. It is this phenomenon of a fruit that represented for its producers both an economic trump card and an element of visibility and of political propaganda that is discussed in this article. How, in the first place, did the orange become by far the most important commercial culture of the Jews of Palestine? Furthermore, how did Jewish Palestine manage to make these oranges both a major export product for the community, as well as an argument in favor of the Zionist cause amongst European Jews? This last question will focus primarily on the French case.
Une table cacher et conviviale au Quartier latin : le Foyer Israélite dans les années 1950 et 1960, par Martin Messika
Agréé par les œuvres sociales étudiantes, le restaurant universitaire le Foyer Israélite, situé rue de Médicis à Paris proposait une nourriture cachère. Cet article étudie, à travers une enquête d’histoire orale, la manière dont des étudiants natifs d’Afrique du Nord ont vécu la rencontre avec cette institution juive parisienne. Ce restaurant ne semble pas avoir constitué un lieu de découverte de la cuisine ashkénaze, comme l’indique les témoignages et les rares sources écrites disponibles sur son activité. Néanmoins, en proposant des mets cacher, le restaurant constitue un lieu de rencontre pour ces nouveaux arrivants et leur permet de s’inscrire dans une géographie particulière lors de leurs premiers pas à Paris. Sa fréquentation leur permettait de créer un espace intermédiaire entre la sphère familiale, le pays de naissance qu’ils avaient quitté et la vie parisienne estudiantine.
/ Kashrut and Sociability in the Latin Quarter: The Foyer Israelite in the 1950s and 1960s
Approved by student social organizations, the University Restaurant Le Foyer Israelite, located on the rue de Médicis in Paris, served kosher food. This article examines, through an oral history survey, the ways in which students from North Africa experienced their encounter with this Parisian-Jewish institution. This testimony, as well as the few written sources that exist on the restaurant, indicate that it was not a place in which young North African Jews “discovered” Ashkenazi cuisine. Nonetheless, in proposing kosher food, the restaurant was a meeting-place for the new arrivals and permitted them to integrate themselves within a particular geographical place upon arrival in Paris. Going to this restaurant allowed them to create an intermediary space between the family sphere, the country of birth that they had left behind, and Parisian student life.
Mélanges
En France ou en Grande-Bretagne ? Les réfugiés juifs d’Égypte en 1956, par Alexandre De Aranjo
À la suite à la crise de Suez d’octobre 1956, les gouvernements français et britanniques acceptèrent les réfugiés d’Égypte à condition qu’ils soient des nationaux ou qu’ils viennent de familles majoritairement françaises ou britanniques. Ces politiques similaires furent interprétées de façon libérale en France et de manière stricte en Grande-Bretagne. L’article pose la question de l’importance des origines nationales et ethniques ainsi que leur influence sur la réception des réfugiés juifs d’Égypte dans les deux pays. L’article étudie l’acquisition des nationalités française et britannique dans la communauté juive d’Égypte, les politiques d’accueil française et britannique et le contexte migratoire de l’époque ainsi que l’importance des origines des réfugiés.
/ Going to France or Great Britain? Jewish Refugees in Egypt in 1956
Following the Suez Crisis in October 1956, the French and British governments granted asylum to refugees from Egypt on the condition that they were nationals or that they were from predominantly French or British families. These similar policies were liberally interpreted in France, but strictly applied in Britain. This article interrogates the importance of the refugees’ national and ethnic origins and their influence on their reception in both countries. This article studies the issue of nationality among the Jewish community in Egypt, the French and British immigration policies and its context, as well as the importance of the refugees’ origins.
Dictionnaire
Léonce Bernheim, avocat, militant socialiste et sioniste (Toul, 16 avril, 1886 – Auschwitz, 20 décembre 1943), par Michel Dreyfus et Catherine Nicault