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Éditorial
Il y a vingt ans paraissait la nouvelle formule d’Archives juives. La revue existait depuis quelques années sous la forme d’un bulletin. Elle avait été fondée et animée par Bernhard Blumenkranz. Elle remplissait un rôle important, puisqu’elle publiait des articles sur l’histoire des Juifs (en France, selon Blumenkranz, et non de France). Mais, à mesure que les années passaient, elle avait vieilli, elle était trop peu connue, en un mot elle manquait de dynamisme, et non d’utilité.
Nous lui avons donné « un coup de jeune ». La présentation a été modernisée. Grâce à notre association avec Les Belles Lettres, nous avons élargi notre public. Un comité scientifique et un comité de rédaction ont été mis en place. Ils ont permis qu’une véritable réflexion précède la préparation de chacun des numéros. En association étroite avec la Commission française des archives juives, elle a pris une place nouvelle et, disons-le, primordiale dans le petit monde de la recherche sur l’histoire des Juifs. Des articles de fond, des notices qui paraissent régulièrement sur les personnalités juives des XIXe et XXe siècles, des études fouillées, et en grande partie publiées, sur les rabbins, voilà autant de domaines qui ont fait l’objet des numéros successifs. Des chercheurs confirmés, et d’autres qui n’ont pas tardé à le devenir, ont accepté de rédiger des articles et des contributions. Les uns et les autres sont aujourd’hui souvent cités, ce qui contribue à étendre encore davantage l’influence d’Archives juives.
Le dossier que je préface porte témoignage de notre volonté de ne rien abandonner de l’héritage, tout en parcourant des domaines jusqu’à maintenant peu explorés. Il a pour titre : « Histoire économique des Juifs de France, XIVe-XVIIIe siècles » et pour sous-titre : « Nouvelles approches ». C’est la preuve que nous n’avons pas renié le passé de la revue. S’il est vrai que l’époque contemporaine a été mieux servie que les autres périodes de l’histoire, nous savons aussi nous intéresser à un passé plus lointain. Et en abordant l’histoire économique, nous touchons à un domaine qui connaît des bouleversements passionnants, nous sortons des sentiers battus et nous élargissons considérablement notre champ d’étude. L’objectif d’une revue savante, c’est de défricher de nouveaux territoires et de parcourir les anciens avec des questions nouvelles.
Je voudrais aussi attirer l’attention des lecteurs sur les Mélanges qui, d’ordinaire, accompagnent nos numéros. Ils ouvrent la porte à des études diverses, passionnantes, originales sur des sujets qui ne peuvent pas encore susciter des dossiers. Ils offrent à leurs auteurs la possibilité de faire connaître des recherches en cours. Ils montrent, en fin, que l’histoire des Juifs n’a pas fini, loin de là, de susciter l’intérêt des chercheurs. En ce sens, notre revue rend des services déterminants. Je voudrais, en ce vingtième anniversaire, remercier celles et ceux, notamment Catherine Nicault, qui ont assuré la continuité, au prix d’efforts permanents. Leur réussite récompense les difficultés qu’ils affrontent et qu’ils surmontent. Tous nos lecteurs, j’en suis persuadé, leur sont reconnaissants.
A.Kaspi
Sommaire
Dossier : Histoire économique des Juifs de France, XIV e-XVIII e siècles : nouvelles approches
L’histoire économique des Juifs : institutions, communautés, marchés, par Liliane Hilaire-Pérez et Evelyne Oliel-Grausz
À l’automne 2009 paraissait un numéro spécial de AJS Perspectives, revue de l’Association for Jewish Studies, intitulé : It’s the economy, shmendrick : a new turn in Jewish Studies. Le cadrage conceptuel du numéro revenant à Jonathan Karp, auteur d’un ouvrage fondamental sur les Juifs dans l’économie politique, à la fois comme sources et objets des représentations. Dans ce numéro, il publiait un texte court mais incisif intitulé « An economic turn in Jewish Studies ? » où il rappelait que, près de trente ans plus tôt, dans la même revue, un autre historien américain, Benjamin Braude, avait comparé l’histoire des Juifs à « une tête sans corps », « une histoire des réalisations spirituelles et intellectuelles des Juifs plutôt que celle de leur expérience économique et matérielle ». Cette dysmorphie historiographique est tenace puisqu’on la retrouve jusque dans l’Oxford Handbook of Jewish Studies, paru en 2002, lequel élude très largement les aspects économiques. Seule exception citée par Karp, les travaux de Jonathan Israel, centrés sur les Séfarades et le grand commerce et ceux de Derek Penslar sur le rôle de l’économie dans les constructions, juives et non-juives, de l’identité juive.
Parallèlement, Karp tentait d’analyser le retard de l’histoire économique juive, rejoint en cela par l’analyse récente de Gideon Reuveni, tous deux estimant que la marque imprimée par l’œuvre de Werner Sombart expliquait pour une part la stérilisation du champ pendant des décennies. Reuveni listait deux autres obstacles à l’épanouissement de l’histoire économique des Juifs : le raz de marée du cultural turn et le terrain longtemps considéré comme miné et potentiellement préjudiciable de tout discours sur les Juifs, l’argent, le pouvoir…
/ Summary not yet available
Écrire pour entreprendre – Pratiques des hommes d’affaires juifs en Méditerranée occidentale au XIVe siècle, par Claude Denjean et Juliette Sibon
Les pays médiévaux de droit écrit – péninsule ibérique, Midi de la France, péninsule italienne – ont laissé une production d’écritures publiques abondantes, au travers desquelles les Juifs sont historiquement très visibles, en tant qu’acteurs de la vie économique. Complétées par un corpus d’écritures privées hébraïques certes moins pléthorique, ces documents nous plongent au cœur de l’art d’entreprendre au Moyen Âge. Les auteurs proposent ici leur présentation. Utilisées au tribunal pour la défense des droits et pour la stratégie d’entreprise, les écritures publiques garantissent la fides ou « bonne foi » du contractant et les écritures privées attestent la mise en œuvre d’une gestion d’entreprise. L’exploitation d’un tel corpus est riche de renouvellements historiques quant aux pratiques économiques et à la place des hommes d’affaires juifs sur les marchés médiévaux en Méditerranée occidentale au XIVe siècle.
/ Writing for Enterprise – The Practices of Jewish Businessmen in the Western Mediterranean during the Fourteenth Century
The medieval lands with written law—the Iberian peninsula, the Midi of France, the Italian peninsula—have left a considerable production of public writings, through which Jews, as economic actors, have been historically quite visible. While less abundant, a corpus of private Hebrew writings complements these sources, shedding light on the art of enterprise during the Middle Ages. Here, the authors propose a presentation of these sources. Used in tribunals for the defense of rights or as business strategy, these public writings guarantee the fides or “good faith” of the contractor, while the private writings show business management techniques. Such sources provide rich historical insight on economic practices and the place of Jewish businessmen on the medieval markets of the Western Mediterranean in the fourteenth century.
Transactions financières entre Juifs et chrétiens dans l’Alsace du XVIe siècle, par Debra Kaplan
Cet article examine quelles étaient les pratiques des Juifs en matière de prêt d’argent et de vente aux chrétiens en Alsace au XVIe et au début du XVIIe siècles à partir de trois registres qui conservent le détail des dettes possédées par des Juifs dans trois zones rurales entre 1560 et 1570. Bien que le durcissement des clivages confessionnels ait poussé les autorités chrétiennes à tenter de mettre un terme aux échanges entre Juifs et chrétiens à la fin du XVIe siècle, ceux-ci ont continué d’entretenir des liens économiques qui demeuraient une dimension clé de l’économie rurale alsacienne. Une analyse « genrée » des débiteurs et des créditeurs mentionnés dans les registres et la plus ou moins grande proximité géographique existant entre eux nous permettent de saisir la manière dont les interactions économiques judéo-chrétiennes étaient affectées par les fluctuations des politiques locales envers les Juifs.
/ Financial Transactions between Jews and Christians in Alsace during the Sixteenth Century
This article explores Jewish lending and selling to Christians in sixteenth and early seventeenth century Alsace by focusing on three logbooks that detail the debts owed to Jews in three rural areas between 1560 and 1570. Although confession building during the late sixteenth century led Christian authorities to attempt to curtail economic exchanges between Jews and Christians, economic contacts persisted and were a key facet of the rural economy in Alsace. An analysis of gender of the debtors and creditors listed in the logbooks and of their proximity to one another allows us to trace the shifting patterns in Jewish-Christian economic interactions that resulted from local changes in policy.
La naissance d’une légende : Juifs et finance dans l’imaginaire bordelais du XVIIe siècle, par Francesca Trivellato
Cet article étudie l’émergence de la légende, apparue pour la première fois sous forme imprimée dans un commentaire de droit maritime publié en 1647 à Bordeaux, qui attribue aux Juifs l’invention de la lettre de change et de l’assurance maritime, les deux instruments les plus importants du capitalisme financier dans l’Europe de la fin du Moyen-Age. Il explique comment les anciens tropes relatifs aux Juifs et à l’usure furent ré-élaborés de manière à exprimer les nouvelles angoisses nées de l’expansion du crédit et du crédit-papier en particulier. Ce faisant, il plaide pour la combinaison des analyses intertextuelle et historique, importante pour comprendre tant la persistance que l’évolution des perceptions des chrétiens relatives aux Juifs.
/ The Birth of a Legend: Jews and Finance in the Bordeaux Imaginary during the Seventeenth Century
This article examines the emergence of a new legend about the alleged Jewish invention of bills of exchange and marine insurance, the two most important financial instruments of commercial capitalism in late medieval Europe, which appeared in print for the first time in a commentary of maritime law published in Bordeaux in 1647. It shows how old tropes about Jews and usury were re-elaborated to give voice to new anxieties about the expansion of credit, and of paper credit in particular. In so doing, it argues for the importance of combining inter-textual with historical analysis in order to understand both the persistence and the transformation of Christian images of Jews.
Résolution des litiges commerciaux et circulations transnationales au début du XVIIIe siècle : l’affaire Pimenta-Nunes Pereira, par Evelyne Oliel-Grausz
L’étude de cas traitée dans cet article tourne autour de la figure de Diogo Nunes Pereira, un fermier d’impôts portugais et Nouveau Chrétien qui décide de fuir Lisbonne en 1703 avec ses six enfants, alors que la menace de l’Inquisition se rapproche dangereusement de lui, et de s’installer à Bordeaux. Après s’être penché sur les circonstances de son départ, l’article retrace une longue décennie de procédures judiciaires, engagées à Lisbonne mais aussi dans des villes où ils possède des marchandises, de l’argent et dans lesquelles il a des correspondants, Marseille et La Rochelle, qu’il contre depuis Bordeaux. Parmi les questions soulevées au cours de cette série de procès qui débouche sur des conflits de juridictions le conduisant jusqu’au Conseil privé, la plus importante est de savoir s’il doit ou non être considéré comme un étranger, à une époque où les Juifs n’ont pas encore de statut légal, même à Bordeaux.
/ Commercial Litigation and Transnational Circulation in the Early Eighteenth Century: The Pimenta-Nunes Pereira Affair
The case study considered in this article revolves around the figure of Diego Nunes Pereira, a Portuguese New Christian tax farmer who decides to flee Lisbon in 1703 with his six children as the threat posed by the Inquisition becomes graver, and to settle in Bordeaux. After focusing on the circumstances of his departure, the article follows a decade long series of legal procedures, undertaken in Lisbon, but also in localities where he owns merchandise, money and has correspondents— Marseille and La Rochelle—that he funds from Bordeaux. Among the questions raised in the series of legal procedures that end in jurisdictional conflicts—all the way up to the Conseil privé (Privy Council), the most important one is to decide whether he should be considered a foreigner or not, at a time when Jews have no legal standing yet, even in Bordeaux.
Marchands ashkénazes et commerce international à Paris au XVIIIe siècle – Une relecture à l’aune des faillites marchandes, par Isabelle Bretthauer et Liliane Hilaire-Pérez
Les historiens des Juifs parisiens au XVIIIe siècle ont longtemps été tentés de reprendre à leur compte les désignations utilisées par les autorités, souvent dépréciatives pour les Juifs ashkénazes, les assignant de manière indistincte au « commerce de clinquaillerie » ou de « brocante ». L’étude de nouvelles archives montre au contraire ces marchands s’intégrant dans de vastes réseaux internationaux participant d’un phénomène novateur, l’essor des consommations dans l’Europe des Lumières. Ils se spécialisent notamment dans le marché du demi-luxe, actif entre la France et l’Angleterre. C’est le cas de Solomon Hyman, basé à Paris et à Londres et inséré à un dense réseau franco-anglais, comme le révèle le fonds des faillites conservé aux Archives de Paris. Cette source, jamais utilisée à ce jour pour l’histoire des Juifs à Paris, permet de promouvoir une histoire économique des Juifs parisiens à la lumière de l’« economic turn », encore peu pratiqué en France.
/ Ashkenazi Merchants and International Trade in Eighteenth Century Paris – Using Commercial Bankruptcies for Revisiting History
The historians of the Jews of Paris during the eighteenth century have for many years been tempted to reproduce the designations used by the authorities, often disparaging for Ashkenazi Jews, assigning them to the “hardware trade” or “second-hand trade.” However, the study of new archives reveals that, on the contrary, these merchants were integrated in vast international networks, participating in a new phenomenon, the emergence of consumption in Enlightenment Europe. They specialized in particular in the demi-luxe market between France and England. This was the case of Solomon Hyman, based in Paris and London, integrated in a dense Franco-English network, as revealed in the bankruptcy collection conserved at the Archives de Paris. This source, never before used for the history of Jews in Paris, allows us to engage in an economic history of Parisian Jews in light of the “economic turn,” which has not been widespread in France.
Nation, commerce, société. Les Juifs et les communautés marchandes à Paris au XVIIIe siècle, par Nicolas Lyon-Caen
Les relations entre les Juifs et les communautés de métier se résument souvent à l’histoire d’un rejet. La tentative de quelques Avignonnais pour intégrer la mercerie parisienne vers 1770 ne déroge pas à la règle. Analyser de près cet échec, en envisageant les trajectoires sociales des individus, permet cependant de montrer qu’il demeure tout relatif, tant leurs liens avec le négoce parisien sont étroits. Le refus d’intégrer officiellement les Juifs renvoie moins à une hostilité de principe envers les non-catholiques qu’au sort politique des corporations au XVIIIe siècle. Cette description fine montre aussi que l’émancipation des Juifs ne relève pas seulement d’une dynamique culturelle mais puise également sa source dans leurs interactions avec la société locale.
/ Nation, Commerce, Society: Jews and Merchant Guilds in Eighteenth Century Paris
The relationship between Jews and professional guilds are often summed up as a history of rejection. The attempt of several Jews of Avignon to join the Parisian haberdashery guild around 1770 does not deviate from this narrative. However, a close analysis of this failure through various individuals’ stories demonstrates that the failure was in fact relative, as many of these Avignon Jews in fact had close relations with the Parisian merchants. The refusal to officially integrate the Jews had less to do with a principled hostility towards non-Catholics than to the political fate of guilds in the eighteenth century. This detailed description also demonstrates that the emancipation of the Jews was not simply the result of cultural shifts, but also had its roots in their evolving interactions with the surrounding society.
Dictionnaire
René Groos, dit Pierre Herbel, homme de lettres et professeur (Paris, 18 novembre 1898 – Paris, 10 août 1972), par Romain Dupré
Lectures
Paul Netter, Un grand rabbin dans la Grande Guerre. Abraham Bloch, mort pour la France, symbole de l’Union Sacrée, préface de Philippe Landau, Paris, Éditions Italiques, 2013