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Éditorial
1915-2015 : cette année sera largement dédiée à la commémoration du centenaire des massacres des Arméniens d’Anatolie, le premier génocide du XXe siècle. L’équipe d’Archives juives a tenu à participer à l’événement, mais en sortant des sentiers (relativement) battus par les quelques historiens qui ont déjà entrepris de comparer les deux crimes contre l’humanité commis contre les Arméniens et les Juifs, d’explorer leurs liens éventuels ainsi que la place (notamment dans les années 1930 et pendant la guerre 1939-1945) puis l’effacement du génocide arménien (par la suite) dans la mémoire collective juive. Nul doute que d’autres se chargeront d’approfondir ces thèmes.
Sous la houlette de l’historienne Claire Mouradian à qui rien de ce qui relève de l’histoire de l’Arménie et des Arméniens n’est étranger, nous avons choisi pour notre part d’entamer une enquête originale sur un tout autre terrain : la cohabitation, entre 1914 et 1945, des deux minorités diasporiques, juive et arménienne, dans la France de la Troisième République, un État de droit et de liberté, mais pas forcément très accueillant aux Autres, surtout dans les temps difficiles de guerre et de crise économique, un pays finalement occupé et touché par la Shoah.
En a-t-il découlé des interactions et des interférences ? Certes, les deux groupes diffèrent grandement par la taille et la composition socio-économique, les origines, les cultures et bien entendu la confession – les Arméniens sont des chrétiens orientaux. Mais ces différences s’amenuisent si l’on compare les Arméniens aux « Juifs » immigrés plutôt qu’aux « Israélites » de vieille souche française, et tous ont aussi certains traits en partage : un passé collectif, et souvent individuel, tragique ; une inscription dans l’espace citadin français, notamment à Paris ; une vive reconnaissance envers cette terre d’émancipation et d’accueil et le désir de s’y intégrer ; mais également une vulnérabilité face au mépris qu’une partie de la société française, essentiellement urbaine, voue aux « Orientaux » et autres « métèques ». Cela s’est-il traduit par des « affinités électives », voire des solidarités entre minoritaires ? Est-ce au contraire l’égoïsme sacré qui règne en maître ou même des sentiments de rivalité comme dans la Turquie autocratique de la fin du XIXe siècle, après que les Juifs ont été supplantés par les Arméniens (et les Grecs) sur le terrain économique et, pour un temps, dans la faveur du Sultan ? Finalement, n’observe-t-on pas des analogies de situations et de comportements bien plus que des interactions, finalement plutôt clairsemées ? Et comment l’expliquer ?
Après le numéro spécial marquant notre vingtième anniversaire, quasiment dédié à l’histoire médiévale et moderne des Juifs de France, nous renouons ici avec l’histoire contemporaine et surtout les contenus variés qui nous sont coutumiers. Soit, outre le dossier, deux articles de mélanges, le compte rendu circonstancié d’un récent colloque sur « Saint Louis et les juifs », trois notices biographiques fouillées portant sur des figures aux profils bien différents, sans oublier les traditionnelles notes de lecture et informations. Toute notre gratitude va aux contributeurs de ce numéro qui, nous l’espérons, passionnera nos lecteurs fidèles comme ceux qui découvriront la revue à cette occasion.
C.Nicault
Sommaire
Dossier : Juifs et Arméniens en France. Destins croisés (1914 – 1945)
Introduction, par Claire Mouradian
Les Arméniens sont […] les véritables Juifs de l’Orient – je prends le mot Juif dans son plus mauvais sens et j’en fais mes excuses aux très nombreux Israélites que je connais pour n’être pas plus juifs que moi-même. Les Arméniens sont des Juifs tellement juifs – tellement rapaces, tellement vautours et vampires – que les vrais Israélites, écrasés par la concurrence arménienne meurent littéralement de faim en Turquie. Le Turc, lui, honnête musulman à qui sa religion défend rigoureusement l’usure, et qui jamais n’entendit goutte aux question de doit, d’avoir, d’intérêts plus ou moins composés, le Turc a toujours été tondu de si près par l’Arménien, prêteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a parfois pris son bâton pour raison ultime. Je ne l’en glorifie pas. Mais je l’en excuse.
Claude Farrère [Frédéric-Charles Bargonne, 1876-1951], Fin de Turquie, , Paris, Dorbon-Ainé, 1913, extraits de la préface.
En ces quelques lignes, comme son ami Pierre Loti, autre grand admirateur des Turcs, l’écrivain Claude Farrère résume la vision qu’a des Arméniens une certaine France. Elle est bien éloignée de celle, plus connue, des arménophiles célèbres, qui furent souvent également des dreyfusards – Clemenceau, Jaurès, Bernard Lazare, Anatole France, Pierre Quillard, Charles Péguy, Victor Bérard, Ernest Lavisse, etc. – qui se sont mobilisés lors des premiers grands massacres de masse (1894-1896) ou d’Adana (1909) ; massacres que justifie ici Farrère, prix Goncourt 1905 et futur académicien (1935), plus tard proche d’Atatürk, des Croix de Feu et membre de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (1951)…
/ Summary not yet available
1916 : Max Jacob, un poète au secours de l’Arménie martyre, par Yves Ternon
En avril 1916, Max Jacob publie un long chant d’amour et de mort, Les Alliés sont en Arménie. Le monde est alors plongé dans la Grande Guerre tandis que, dans l’Empire ottoman, s’achève le « grand crime », la destruction programmée des Arméniens. Pourquoi ce poème, alors que Max Jacob n’appartient pas au mouvement arménophile ? Il est le fruit de l’amitié sincère et durable nouée par le poète avec l’Arménien Joseph Altounian dans le milieu artiste de Montmartre au début du XXe siècle et de l’émotion ressentie par ce Juif récemment converti au catholicisme devant le martyre d’une nation chrétienne, dont il ne connaît pourtant que des bribes. Max Jacob ne pouvait pressentir que, moins de trente ans après, après le peuple arménien, ce serait le peuple juif, et lui-même, qu’on assassinerait.
/ 1916: Max Jacob, a Poet for Martyred Armenia
In April of 1916, Max Jacob published a lengthy poem of love and death entitled The Allies are in Armenia. The world was deep in the throes of the Great War, and the Ottoman Empire was carrying out its ‘‘great crime’’: the programmed destruction of the Armenian people. Why this poem, when Max Jacob was not a member of the Armenophile movement? The poem was in fact the fruit of a durable and sincere friendship that the poet had forged with the Armenian Joseph Altounian in the artistic milieu of Montmartre at the beginning of the century. It also reflected the emotion of a Jew who had recently converted to Catholicism, and who was now faced with a martyred Christian nation of which he in fact knew little about. Max Jacob could not have foreseen that, less than thirty years later, after the Armenian people, it would be the Jewish people—himself included—who would be the victims of genocide.
Frères d’armes et de destin. Les volontaires juifs et arméniens dans la Légion étrangère (1914-1918), par Philippe-Efraïm Landau
En août 1914, la France entre en guerre. Des milliers d’étrangers veulent défendre leur pays d’accueil. On trouve parmi eux des Juifs d’Europe centrale qui ont fui les pogroms, des Roumains, des Ottomans et des Arméniens. Ces volontaires sont immédiatement incorporés dans la Légion étrangère. En dépit des humiliations et des pertes, ils combattent avec courage en Artois et en Champagne. À la même époque, les troupes russes déportent les Juifs en masse tandis que l’armée turque massacre les Arméniens. Est-ce ou non une coïncidence? Plusieurs légionnaires juifs et arméniens se mutinent en juin 1915. Neuf d’entre eux sont fusillés “pour l’exemple”. À sa façon, l’histoire de ces volontaires exprime les grandes tragédies du XXe siècle.
/ Brothers of Weapons and Fate. Jewish and Armenian Volunteers in the French Foreign Legion (1914-1918)
France entered the war in August 1914. Thousands of foreigners wanted to defend their new land as “volunteers.” Among them, Jews from Central Europe having fled pogroms, Romanians, Ottomans and Armenians. These volunteers were immediately incorporated into the Foreign Legion. In spite of humiliations and heavy losses, they fought with courage in Artois and Champagne. During the same period, Russian troops were abusing Jewish masses, just as the Ottoman Army was massacring the Armenian people. A coincidence? Several Jewish and Armenian Legionaries rebelled in June 1915. Nine of them were shot to “provide an example.” This article will show why the history of these foreign volunteers represents the wider tragedies of the twentieth century.
Juifs et Arméniens ottomans en France pendant la Grande Guerre : entre « régime de faveur » et défiance, par Claire Mouradian
L’article présente des documents consacrés aux « Ottomans en France » des archives diplomatiques françaises, répartis dans deux séries chronologiques – Guerre de 1914-1918 et 1918-1940 – et entre les dossiers généraux et les dossiers sur les personnes. Il s’agit là d’une précieuse source d’histoire sociale et administrative qui éclaire le destin à la fois collectif et individuel en France de ces deux groupes minoritaires issus du même Empire dont l’accueil relativement favorable de l’État français, y compris en période de guerre, n’exclut pas une méfiance à l’égard d’étrangers « sans patrie », préfigurant l’esprit de Vichy.
/ Jews and Armenians from the Ottoman Empire in France during WW1: Between “Preferential Treatment” and Mistrust
This paper sheds light on some papers in French diplomatic archives devoted to the “Ottomans in France.” They are divided into two chronological series: 1914-1918 WW1 and 1918-1940—as well as general and individual files. This is a rare and precious source for social and administrative history related to both the collective and personal fates in France of two minorities from the same empire. The relatively favorable attitude of the French state, even in times of war, did not preclude suspicion toward “homeless” foreigners— an omen of the forthcoming spirit of Vichy.
Dans les rets de la xénophobie et de l’antisémitisme : les réfugiés arméniens en France, des années 1920 à 1945, par Anouche Kunth
Environ 60 000 Arméniens se réfugièrent en France au début des années 1920, après que la victoire du mouvement kémaliste en Turquie les avait forcés à la dispersion. Par leur misère, par leur exotisme oriental, ou encore leur apatridie, ils suscitèrent autant la compassion que le rejet. En outre, leur histoire d’exil ne ressemblait à rien de connu — sinon, pour les contemporains, à celle des réfugiés juifs de Russie qui avaient fui en masse les pogroms des années 1880-1900. Sous la plume de divers observateurs, la comparaison des Arméniens avec « les Juifs » semblait devoir faire sens. Elle nous intéressera moins pour les fantasmes xénophobes qu’elle véhiculait, que pour sa capacité à révéler l’anomie dérangeante de la situation dans laquelle se trouvaient les réfugiés arméniens.
/ In the Snares of Xenophobia and Antisemitism: Armenian Refugees in France, 1920-1945
Approximately 60,000 Armenians took refuge in France at the beginning of the 1920s, after the victory of the Kemals in Turkey forced them to disperse. Through their suffering, their oriental exoticism, and even more so their status as stateless individuals, these Armenians aroused compassion as well as rejection. In addition, for contemporaries their history of exile most closely resembled that of Russian Jewish refugees who had fled pogroms en masse in the late nineteenth century. For a wide variety of diverse observers, the comparison between Armenians and Jews made sense. Rather than focusing on the xenophobic fantasies that this comparison engendered, this article will rather concentrate on the capacity of the Jewish/Armenian comparison to reveal the disturbing anomie in which the Armenian refugees found themselves.
Mélanges
Les gagne-petit du Marais à travers les sources de l’Occupation : précarité, expédients et lendemains incertains, par Jean Laloum
Parmi les archives de l’« aryanisation économique » entre 1940 et 1944, les rapports adressés par les commissaires-gérants au Service du contrôle des administrateurs provisoires (SCAP) donnent une idée précise de la manière dont vivait et travaillait à Paris, dans le quartier du Marais en particulier, tout un petit monde d’artisans, de brocanteurs, de marchands forains, de tailleurs en chambre, de confectionneurs, de chapeliers et de casquettiers. Ceux-ci vont fournir la première cohorte des internés aux camps du Loiret après les vagues d’arrestations de mai 1941 et des déportés de France. Ce sont ainsi des pans entiers de ce monde bigarré de gagne-petit qui ont disparu en 1945, préludant à l’effacement rapide des activités de récupération et de fabrication ou de transformation des vêtements à domicile dans la capitale.
/ A Window into Low-Income Jews in the Marais through the Archives of the Occupation: Precariousness, Expediency, and Uncertain Futures
Within archives documenting the “economic Aryanization” that took place between 1940 and 1944, reports addressed by the head commissioners of the “Service du contrôle des administrateurs provisoires” (SCAP) provide a window into the low-income world of artisans, second-hand goods sellers, itinerant salesmen, tailors, craftsmen and milliners. It is these people who would become the first cohort of prisoners in the camps of the Loiret after the waves of arrests in May 1941, and who would then become the first French victims of deportation to death camps. They also represent whole swathes of the motley world of modest Jews that had been wiped off the map by 1945, a prelude to the rapid disappearance of a home-based industry of recuperation, fabrication and transformation of clothing in the nation’s capital.
Des Juifs français contre la torture en Algérie, par Jessica Hammerman
Si les organisations juives françaises ont affirmé leur neutralité face à la guerre d’Algérie, une poignée d’intellectuels juifs sans liens avec elles ont risqué leur vie en affichant leur opposition à la torture. Presque tous ces avocats anti-torture vivaient à Paris, mais ils avaient tous séjourné en Algérie en tant qu’activistes. Les intellectuels juifs furent à l’avant-scène lors des plus importants procès contre la torture et leur rôle s’avéra essentiel quand ils rendirent publiques les violences terribles commises par l’État français. Cet article traite des motivations de Gisèle Halimi, Pierre Vidal-Naquet, et Laurent Schwartz, qui, tous, luttèrent contre l’usage que les militaires faisaient de la torture sur les suspects algériens.
/ French Jews against Torture in Algeria
Even as French Jewish organizations asserted neutrality in the Algerian War, a handful of unaffiliated Jewish intellectuals risked their lives to oppose torture. Nearly all of the anti-torture advocates were stationed in Paris, although they all travelled to Algeria as activists. Jewish intellectuals stood at the helm of the most important cases against torture, and they were instrumental in publicizing the horrific acts of violence committed by the French state. This article covers the motivations of Gisèle Halimi, Pierre Vidal-Naquet and Laurent Schwartz, who were all activists against the military’s use of torture on Algerian suspects.
Recherches
Saint Louis et les Juifs. Un colloque organisé par Paul Salmona et Juliette Sibon
Dictionnaire
- Fajwel Schrager (né Ostrynski), bundiste, directeur de l’ORT-France et du bureau parisien de l’Union mondiale-ORT (Krynki (Empire russe), 2 mai 1907 – Paris, 13 juin 1979), par Constance Pâris de Bollardière
- Édouard Salomon Crémieux, artiste peintre (Marseille, 21 janvier 1856 – Auschwitz, 2 mai 1944), par Roger Klotz
- Mila Myriam Racine, assistante sociale et résistante (Moscou, 14 septembre 1919 – Mauthausen, 20 mars 1945), par Emmanuelle Polack
Lectures
Jonathan M. Hess, Maurice Samuels et Nadia Valman (eds.), Nineteeth-Century Jewish Literature : A Reader, Stanford, California, Stanford University Press, 2013